Comment la France a engraissé les princes saoudiens
Pour la première fois, le montant des pots-de-vin versés par la France pour fourguer des matériels militaires à l’Arabie saoudite est révélé: des chiffres qui donnent le vertige. Ces montagnes d’argent ont suscité la gourmandise autant dans les sables de l’Arabie que dans les deux clans de notre bonne vieille droite…
Avec l’enquête menée sur les ventes d’armes par les juges Le Loire et Van Ruymbeke, c’est un monde d’intermédiaires avides, de ministres corrompus, de milliards planqués dans les paradis fiscaux qui apparaît en pleine lumière.
Tout un monde d’affamés virevoltant comme des mouches autour des souverains arabes et de leurs puits de pétrole, et des mécanismes occultes de la corruption d’État qui se dévoilent. Paris avait en effet vendu des sous-marins à Islamabad, et certaines mauvaises langues assurent qu’une partie des commissions versées serait rapidement revenue pour financer la campagne de Balladur, candidat à l’élection présidentielle en 1995.
Les juges s’intéressent donc aux commissions payées par la France sur les grands contrats militaires signés en 1994 et 1995. En ce bas monde où il faut satisfaire la cupidité des hommes, le business de l’armement ne peut faire l’impasse sur les pots-de-vin ou autres gratifications secrètes. Rien que de très légal, car les commissions ont existé dans le droit français jusqu’en 2000. Mais ô combien immoral, injuste et répugnant… Car à la fin, c’est le contribuable qui paie les surcoûts!
L’Arabie saoudite en est un exemple éclatant. La somme des pots-de-vin que la France a versés pour y vendre des armes est monstrueuse. Lors d’une perquisition au siège de la société Odas, une structure commune État-industriels destinée à fourguer aux Saoudiens les armes françaises, les flics ont retrouvé tous les virements effectués pour acheter de futurs clients.
Entre 1995 et 2000, rien que pour les remercier d’avoir attribué à la France en 1994 le contrat de vente de frégates anti-aériennes, un marché de 28 milliards de francs tout de même (nom de code: Sawari 2), plus de 3,1 milliards de francs (presque 500 millions d’euros) ont été reversés. C’est ce qu’ont calculé les flics dans un PV du 3 mai 2011 que Charlie peut révéler. Et tous les industriels concernés ont mis la main à la poche: Thales, DCN et les autres.
Les heureux bénéficiaires de ce pactole, pas très courageux, se cachaient derrière des coquilles planquées dans les paradis fiscaux. Comme l’a raconté aux enquêteurs une ancienne cadre d’Odas, Arlette Gaillon, «les contrats de commission ne se traitaient pas en Arabie saoudite.
En effet, pour la partie saoudienne, il ne faut pas que l’on sache qu’il y a des commissions puisque c’est interdit». Avant l’entrée en vigueur du règlement anticorruption de l’OCDE, en 2000, tous les contrats ont été sortis des coffres et déchirés. Mais l’enquête judiciaire a fini par s’y intéresser, et les flics n’hésitent pas à interroger les témoins sur ces cadeaux secrets.
Le plus gâté n’est autre — ou n’était, le monsieur venant de passer l’arme à gauche — que le prince Sultan, inamovible ministre saoudien de la Défense depuis 1963. Via les sociétés Pilny (une société du Panama gérée à Genève), puis Issham (une structure saoudienne représentée par des hommes de paille et qui a repris en 1999 le contrat de Pilny), il a touché 425 millions puis 1,5 milliard de francs, soit 300 millions d’euros: deux tiers du bakchich total. Sur un seul marché…
À ce niveau, on ne parle même plus de corruption: Sultan, comme ses frères, qu’il s’agisse du roi ou du ministre de l’Intérieur, a toujours confondu largement le budget du pays et ses propres poches.
Les autres destinataires des pots-de-vin sont les sociétés Chesterfield et Frecol, c’est-à-dire deux chefs de l’armée saoudienne: le prince Fahd bin Abdallah, patron de la marine, et Abdul Aziz Al-Hussein, commandant des forces aériennes.
Ces deux militaires à qui Paris a graissé la patte se sont contentés, toujours selon le même chiffrage, de 1,1 milliard de francs pour le premier et de 28 millions de francs pour le second.
D’autres sociétés branchées sur le pipeline à fric font l’objet de l’enquête judiciaire: le fameux Libanais Ziad Takieddine et ses copains intermédiaires, imposés par Léotard et Balladur. Un trésor avait été promis à leurs sociétés, Estar et Rabor, mais ils n’ont pas eu le temps de le toucher.
Ces intermédiaires ont-ils servi à pomper le fric pour le compte de Français? C’est la piste des juges. Sollicité, l’avocat de Takieddine n’a pas donné suite à notre demande d’éclaircissement.
Un dernier bénéficiaire arrosé, Parinvest, reste mystérieux. Cette structure a touché 85,5 millions d’euros rien que sur Sawari 2. Curieusement, elle entre dans le circuit en mai 1997: elle n’a donc servi à rien dans les négociations précontractuelles, arrivant bien après la conclusion du marché avec les Saoudiens, en 1994.
Takieddine assure que cette structure dissimule les chiraquiens. Petit rappel des faits: Chirac, élu en 1995, soupçonne que les ventes d’armes des années précédentes auraient permis le financement de Balladur. Il stoppe illico le versement des commissions à Takieddine et consorts. À entendre ce dernier, qui manque encore de preuves, le reste des coms aurait été récupéré par Dominique de Villepin et un homme de l’ombre, Alexandre Djouhri. Après la droite balladurienne, la droite chiraquienne!
Celui qui signait les chèques, l’ancien patron de l’Odas, Michel Mazens, qui fut viré sans ménagement en 2006 par les chiraquiens, sera bientôt convoqué pour raconter ce qui s’est passé. «Il n’y a pas eu de substitution de réseau, martèle-t-il à Charlie. J’ai toujours protégé ce qui a été légalement accepté par l’État français.»
Un autre témoin semble convaincu du contraire, selon Le Monde. Parinvest est cogérée par un homme d’affaires saoudien, représentant d’une grande famille, les Bugsham, et par un banquier du Crédit agricole Indosuez de Genève, Wahib Nacer, grand copain de Djouhri, lui-même inséparable de Villepin. Banquier de l’Odas depuis des lustres, Nacer conseille aussi de nombreuses familles de Djeddah, et son père avait été décoré par Chirac. Les juges ont demandé le feu vert pour enquêter sur cette piste.
Il n’y avait pas que les princes saoudiens à être alléchés par le gâteau promis par les industriels. À Paris aussi on s’est battu pour en ramasser des miettes.
laurent.leger@charliehebdo.fr
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