Quand le BTP de Moselle bétonnait les marchés publics
Une enquête a été ouverte à Metz après les révélations d’un patron dénonçant un système très organisé de captation des marchés publics du BTP par un groupe d’entreprises. Pas gratuitement bien sûr, mais en échange d’un présumé financement politique.
Après les baronnies socialistes de Marseille et du Pas-de-Calais, voilà que la Lorraine devrait passionner les amateurs de sagas clientélistes, de magouilles financières médiocres, d’arrangements politiques incestueux.
Là, on est sur les terres de quelques figures UMP, ce qui nous fait bien rigoler. Ou pleurer, c’est selon. Hier encore, Nadine Morano, la racoleuse de voix du FN, polluait le paysage avant d’être battue. Il n’y a pas si longtemps, mais on l’avait oublié, Gérard Longuet sévissait ici.
Et les pratiques de l’époque n’ont semble-t-il pas disparu, au contraire, au grand dam d’une poignée d’élus et de chefs d’entreprises du cru. Ces grands naïfs rêvent de faire le ménage et de promouvoir une gouvernance politique aux mains propres. Ils auront du boulot.
Un procès-verbal explosif de neuf pages, auquel Charlie a eu accès, démonte le système d’attribution des marchés publics par des collectivités dans la région, de Metz à Saint-Avold, un bonheur de précision et de détails qui en dévoile les cuisines nauséabondes.
C’est un chef d’entreprise qui a pris la liberté de tout balancer, un jour de mars 2009, à la direction de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF). Patrick Malick, un ancien chef de chantier, était devenu l’associé d’un ponte local du BTP avant d’être viré et d’entrer en guerre avec ce dernier.
Il affirme que les patrons d’une quinzaine de grosses sociétés s’entendent pour se partager le gâteau des marchés publics. Des réunions qui se tenaient sous forme de «tables rondes ayant pour objet la répartition des futurs travaux», surnommées «tables» dans le jargon.
Au début, ces fameuses «tables» se tenaient dans les locaux d’un syndicat, le SRER (syndicat régional des entreprises de réseaux), puis elles ont été délocalisées «pour plus de discrétion» dans les entreprises ou au Novotel du coin, accuse-t-il. La note du petit déj «était réglée à tour de rôle». Parfois, les intéressés, tous patrons de sociétés qui font de gros chiffres d’affaires, déjeunaient ensemble. On s’entend mieux le ventre plein…
Factures gonflées
Alors, comment fonctionne cette machine à capter les marchés? Le système était bien rodé, explique ce chef d’entreprise très bavard, qui a profité du système de 2005 à 2008 avant d’estimer que cela ne lui rapportait finalement pas grand-chose. Pour chaque marché, les entreprises décidaient d’office laquelle d’entre elles remporterait le morceau en présentant une offre moins élevée que les autres. Les autres sociétés feraient une proposition factice, largement surévaluée, histoire de faire acte de présence dans la compétition tout en étant certaines de ne pas être retenues. En toute illégalité…
Le problème, c’est que ce système a permis aux sociétés de BTP de gonfler l’addition, comme le chef d’entreprise le révèle (voir document ci-dessous). Comme tout le monde s’entend sur les prix, autant faire des offres gonflées à mort!
«J’ai constaté des prix supérieurs de 50 à 60% aux prix habituellement pratiqués.» Chaque fois, c’est la collectivité qui trinque, les élus qui n’ont pas leur mot à dire et le contribuable qui paie. Chaque société était favorisée à son tour, selon «les effectifs de chaque entreprise participante», et récoltait d’«environ 500000 euros par an» à «4 millions d’euros» de travaux.
Et tout ça en graissant la patte aux élus. Justement, Patrick Malick dénonce la collusion avec François Grosdidier, le vieux copain de Nadine Morano, sénateur-maire UMP de Woippy, près de Metz, dont les lecteurs de Charlie se souviennent sûrement (lire article du 14 mars 2012 ).
«J’ai notamment participé à un montage financier afin d’octroyer la somme de deux fois 22 736,92 euros à monsieur François Grosdidier […]. Ce montage est intervenu en mars-avril 2008», avoue-t-il. Ah bon, en pleines élections municipales, l’élu se serait fait remettre du fric par des entreprises, hors de tout financement officiel? On a du mal à y croire.
Questionné par Charlie, l’intéressé le réfute. «Je ne connais pas ce monsieur et porterai plainte pour dénonciation calomnieuse», martèle Grosdidier.
L’embêtant, c’est que le monsieur en question apporte des détails, des noms, des lieux. C’est son associé de l’époque, Jean-Louis Brovedani, alors à la tête d’un petit empire local de la construction, un proche de Grosdidier, qui le lui avait demandé, assure-t-il. La ficelle consistait à payer à une boîte du Luxembourg, la Sotrap, des factures «pour des travaux non réalisés».
Cette dernière se chargeait ensuite de filer le fric à Grosdidier. L’accord sur ce montage aurait été conclu en mairie de Woippy en présence de son directeur de cabinet et d’un responsable de la Sotrap. Un premier chèque aurait alors été remis au dircab.
Une deuxième rencontre aurait eu lieu, mais en son absence. De là dateraient les débuts de la mésentente de Malick avec son associé, son éviction, son besoin d’aller narrer à la DGCCRF la réalité des attributions des marchés publics, sur fond de procédures judiciaires croisées.
L’affaire, une fois transmise au parquet de Metz, est remontée jusqu’au directeur régional de la PJ à Strasbourg, c’est-à-dire sans suivre le circuit classique. Les enquêteurs ont mené des perquisitions dans toutes les entreprises visées et ont saisi des masses de documents, mais c’était il y a plus d’un an. Une information judiciaire a été ouverte, confiée au juge d’instruction Vincent Lemonnier, qui enquête déjà sur certaines pratiques menées au sein de la mairie de Woippy.
Mais les choses avancent lentement. Le patron accusateur, Patrick Malick, se constitue partie civile cette semaine, via son avocat Pascal Bernard, pour tenter de mettre un coup de turbo. En ouvrant la boîte de Pandore, il s’est retrouvé barré des attributions de marchés publics et, avec son entreprise au bord de la liquidation, risque de payer le prix fort.
RIEN VU OU RIEN À DIRE
Alors que le sénateur de Moselle Jean-Louis Masson (droite) assure qu’il va «organiser une conférence de presse» aux côtés du patron bavard pour le soutenir, les chefs d’entreprises nient toute irrégularité ou ne se pressent pas au portillon pour s’expliquer. L’un fait dire qu’il «est en vacances», l’autre «en congés».
À la Sotrap, on ne nous a pas rappelés. Et au nom du syndicat SRER, une autre assure n’avoir «rien à dire»: tout cela serait de la «délation». Jean-Louis Brovedani, l’ancien associé de l’accusateur, lui reproche d’avoir magouillé avec les comptes de leur boîte et explique qu’il «faisait tout dans [son] dos». «Je ne suis jamais allé à ces réunions, mais elles ont certainement existé, reconnaît ce patron notoirement proche de Grosdidier. J’ai donné tous les documents à la police. Et je n’ai jamais signé de chèque pour M. Grosdidier.» À la justice de débroussailler tout ça!
Tout le monde savait que ces pratiques étaient «illicites»: le patron bavard résume crûment la situation dans l’extrait de son PV ci-dessus.
Article paru dans Charlie n°1044, dessins de Tignous
laurent.leger@charliehebdo.fr
http://www.charliehebdo.fr/enquete.html#594