La vérité sur le jackpot des éthylotests
En réussissant à imposer les détecteurs d’alcoolémie dans tous les véhicules, les fabricants se sont mis à dos beaucoup de monde mais ils ont gagné le gros lot. Retour sur une redoutable opération de lobbying.
Les fabricants d’éthylotest français vont pouvoir se hisser au premier rang mondial grâce à l’obligation faite aux conducteurs d’avoir à bord de leur véhicule ce type de détecteur d’alcoolémie.
Dans les ateliers de la société Contralco, à Gignac (Hérault), près de Montpellier, la lumière ne s’éteint jamais. Les salariés s’y relaient sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis le début de l’été. « Dès que j’ai dix minutes devant moi, j’enlève la cravate et je cours aider sur la ligne de production, explique Guillaume Neau, le directeur du marketing. Nous croulons sous les demandes, tous les bras sont les bienvenus, de la standardiste au directeur général! »
L’entreprise, leader mondial des éthylotests à usage unique, est submergée par les commandes depuis que les pouvoirs publics ont décidé, l’an dernier, de rendre les Alcootest obligatoires en France à bord des véhicules à moteur de plus de 50 centimètres cubes (autos, motos, tracteurs…).
Une vraie course contre la montre
En quelques mois, cette petite société de 64 salariés qui jusqu’alors ne fournissait que les forces de l’ordre, les stations-service et les discothèques a vu son carnet de commandes s’emballer. Elle est passée d’un marché de niche, pour les seuls professionnels, à un marché de masse, concernant tous les Français détenteurs du permis de conduire: près de 40 millions de clients, sans compter les étrangers de passage. La PME a dû recruter 173 personnes en CDI et investir 3 millions d’euros dans de nouvelles machines. Malgré cela, elle ne pourra pas tenir les délais. Pour une commande passée le 17 septembre, Contralco ne peut livrer qu’en avril 2013!
Or dès le 1er novembre, les automobilistes incapables de présenter un Alcootest aux gendarmes seront verbalisés. C’est une course contre la montre pour l’entreprise héraultaise, qui représente 80 % des ventes d’éthylotests à usage unique en France. « Début septembre, nous avons prévenu les responsables de la Sécurité routière que nous ne pourrions pas satisfaire la demande, indique Guillaume Neau. Un délai serait bienvenu dans l’application de la loi. »
Un lobbying très efficace
La situation est d’autant plus tendue qu’il existe peu de fabricants d’Alcootest dans le monde. La France est le premier pays à les rendre obligatoires. Le seul autre industriel répondant à la norme NF, Red Line, est sud-africain. Son importateur exclusif, la société alsacienne Pelimex, qui devrait multiplier ses ventes par quatre cette année, peine elle aussi à répondre aux commandes.
La sécurité routière est un sujet qui passionne les Français et inspire les hommes politiques. Du coup, les décisions sont nombreuses et toujours très contestées. « Encore une mesure prise à la va-vite, s’enflamme Chantal Perrichon, la présidente de la Ligue contre la violence routière. Le gouvernement a été instrumentalisé par les fabricants, alors que la première mesure de bon sens consisterait déjà à respecter vraiment la loi Evin. »
Il est vrai que les dirigeants de Contralco et de Pelimex ont su déployer un efficace lobbying. Avec une demi-douzaine d’autres acteurs de ce secteur en devenir (revendeurs et spécialistes d’appareils électroniques), ils ont créé, en juin 2011, une association baptisée I-Tests, pour promouvoir l’autodépistage de l’alcoolémie afin de réduire le nombre d’accidents de la route. Noble dessein et joli business, puisque la mesure crée un marché captif de plus de 100 millions d’euros.
« Nous avons fait valoir qu’une loi exigeant la possession d’un éthylotest existait déjà depuis 1970, votée par la droite et par la gauche, et qu’il suffisait de l’appliquer », reconnaît Guillaume Neau. Trop heureux de pouvoir prendre une mesure d’apparence efficace et indolore pour les caisses de l’Etat -au moment où justement les chiffres de la mortalité routière repartaient à la hausse-, le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, s’est empressé de signer fin 2011. A l’époque, le candidat François Hollande, interrogé par Chantal Perrichon et ses amis, se montre réservé. De là à annuler la mesure…
Une fiabilité largement remise en cause
« C’est un jackpot pour les fabricants, mais cela ne change rien au problème de l’alcool au volant, estime Christiane Bayard, secrétaire générale de la Ligue de défense des conducteurs. Le gouvernement s’est enfermé dans une dynamique répressive qui donne l’illusion de protéger les gens. »
Ce « décret Alcootest » réussit la prouesse de mettre d’accord deux ennemis irréductibles: les associations de victimes de la route et les défenseurs des automobilistes. Les deux camps pointent les mêmes effets pervers: les éthylotests ne sont pas fiables à 100 %. Ils peuvent être périmés, mal conservés, mal utilisés… et faire apparaître des « faux négatifs » si on les utilise avant que l’alcool absorbé soit passé dans le sang. « Encore une façon de ponctionner les conducteurs devenus des vaches à lait bien dociles », s’indigne Christiane Bayard. « Et que va-t-on faire des tests usagés emplis de substances chimiques nocives? », s’inquiète Chantal Perrichon.
Des arrnaques en série
Pendant ce temps, certains surfent sur la pénurie pour s’enrichir. Plusieurs sites Internet voyous promettent des Alcootest pas chers, voire gratuits. A éviter. Les clients ne sont pas toujours livrés ou achètent des gadgets électroniques non homologués. « Nous mettons de l’ordre dans nos offres », promet Alexander Motte, le patron du site Ethylotest-Gratuit.org, l’un des acteurs les plus vilipendés de ce business, qui propose l’envoi d’un « lot de deux éthylotests d’essai gratuits », suivi d’un abonnement d’office.
Dans la distribution traditionnelle, l’engouement pour les Alcootest rappelle l’ambiance qui régnait il y a deux ans lors de l’épidémie de grippe A, quand tout le monde voulait acheter masques et gel antibactérien. En moins de six mois, les prix publics des Alcootest ont flambé: + 50 % relevés par Challenges dans un magasin spécialisé Feu Vert. Le même produit valait 1 euro en décembre, 1,50 euro aujourd’hui. Les prix de gros ont subi la même courbe, de 0,50 à 0,75 euro. Les magazines Que Choisir et 60 Millions de consommateurs crient au vol, alertés par des centaines de témoignages. Mais ces indignés de la route ne sont pas majoritaires. Leur exaspération diffuse ne couvre pas le silence assourdissant des millions d’usagers sages et disciplinés qui sont en train de hisser l’industrie française des éthylotests au premier rang mondial.
http://www.challenges.fr/entreprise/20120926.CHA1236/la-verite-sur-le-jackpot-des-ethylotests.html