Politique de la ville : trente années d’illusions
Bilan. Puits sans fond pour les finances publiques, elle est aussi le tombeau des illusions républicaines. Et si le problème résidait ailleurs que dans la “pauvreté” ?
Le 14 août 2012, tandis que la France brûle sous le soleil, les voitures s’embrasent dans la banlieue d’Amiens. Trois semaines plus tôt, juste avant de partir en vacances, les magistrats de la Cour des comptes ont rendu un rapport qui, période oblige, passe alors totalement inaperçu : “La politique de la ville, une décennie de réformes”.
Soit le bilan des actions engagées par la loi du 1er août 2003 (dite loi Borloo) instaurant le Programme national de rénovation urbaine (PNRU), lequel, en dépit d’un effort « sans précédent », déplore la Cour, « n’a pas atteint ses objectifs ».
C’est le moins qu’on puisse dire quand on sait que l’Hexagone détient le record mondial des nuits d’émeute sans connotation politique. Une exception bien française qui ne semble pas inquiéter outre mesure la Cour, pas plus que les autres acteurs de la ville, exception faite d’une poignée d’élus de terrain comme Xavier Lemoine, maire de Montfermeil (lire notre entretien page 20).
Les magistrats de la Cour des comptes se donnent d’ailleurs le beau rôle en omettant de rappeler que leurs préconisations de 2002 sont à l’origine de la loi de 2003, qu’ils passent au crible de leurs critiques. À les écouter, l’échec de la politique de la ville procéderait de « défauts de gouvernance ».
Qu’en termes galants, ces choses-là sont dites ! Et “les sages de la rue Cambon” d’égrener les dysfonctionnements récurrents :
organisation éclatée, politiques insuffisamment pilotées, empilement de dispositifs, financement flou, mauvaise allocation des crédits, objectifs mal identifiés, absence de suivi et d’évaluation. Sur ce dernier point, la Cour avoue même son ignorance, pareille en cela aux ministres chargés de la politique de laVille, dont la Cour rappelle qu’il y en a eu 11 depuis 2002 (en réalité, 20 en vingt ans – ministres ou secrétaires d’État).
Pour corriger ces “défauts de gouvernance”, la Cour préconise un « rééquilibrage territorial » qui passe par une simplification. Et de fait, on se perd dans cette avalanche d’acronymes byzantins et imprononçables – les Zus, les ZRU et autres ZFU – dont on ne sait s’ils relèvent de la politique de la ville ou de l’ufologie.
Autant d’Opni, organismes publics non identifiés, qui confinent à l’illisibilité et renforcent l’opacité de l’ensemble. La Cour recense 751 Zus (zones urbaines sensibles), dont 461 en ZRU (zone de redynamisation urbaine), lesquelles comprennent 100 ZFU (zone franche urbaine). S’ajoutent à cela 2 493 quartiers ciblés par des contrats urbains de cohésion sociale (CUCS), dont plus des deux tiers ne sont pas classés en Zus.
Tous ces dispositifs s’enchevêtrent jusqu’à créer un indigeste millefeuille administratif et aboutissent aux mêmes résultats, ou plutôt à la même absence de résultats, puisqu’ils n’ont nullement réduit les écarts d’inégalité (qui ont tendance à s’aggraver), ni encouragé la mixité sociale.
S’il y a du reste un endroit où l’on ignore la culture du résultat, c’est bien en matière urbaine, où règne “la culture de l’excuse”. Mais la Cour n’est guère diserte sur ce chapitre. Elle réussit le tour de force de produire un rapport de 300 pages sans jamais s’attarder, sinon incidemment, sur la question migratoire, tant et si bien qu’à la fin on a l’impression de lire une copie au concours d’entrée à l’Ena.
Faut-il rappeler que des organismes tels que l’Insee et l’Ined (Institut national d’études démographiques) évaluent la part des étrangers vivant dans les Zus à plus de la moitié des personnes de 18 à 50 ans ?
Mais on semble s’être donné le mot pour ne jamais aborder la question. On lui préfère l’éternelle rengaine sur “l’urbanisme criminogène”. Géographiquement et socialement relégués, les ghettos n’ont d’autre choix que de se soulever. Urbanisme et balistique. À quoi les pouvoirs publics répondent réhabilitation des quartiers, ravalement des façades et des cages d’escalier.
On s’imagine ainsi qu’en dynamitant les barres d’immeuble, les barrettes de shit vont partir en fumée. Le quartier de la Villeneuve, à Grenoble, théâtre durant l’été 2010 des émeutes que l’on sait, était pourtant richement équipé en structures scolaires, sociales, culturelles, sportives (Valeurs actuelles du 11 octobre 2012).
Même chose pour l’ex-cité des 4 000 à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), où la destruction de la première barre d’immeubles remonte à 1986 ; il n’empêche qu’on y tirait à l’arme de guerre sur la police en 2009. On pourrait multiplier les exemples.
En réalité, la pauvreté a bon dos. La Seine-Saint-Denis est le 15e département le plus riche de France, la Creuse le 96e. Mais dans la Creuse, on ne règle pas ses différends de voisinage à la kalachnikov.
Selon le géographe Christophe Guilluy, auteur de l’indispensable Fractures françaises, 85 % des ménages pauvres n’habitent pas dans les quartiers sensibles. Il serait donc peut-être temps de chercher ailleurs les causes de leur sensibilité (et même de leur hypersensibilité).
Certes, la prospérité du “9-3” ne profite guère à ses habitants, mais l’économie informelle irrigue l’ensemble de ces territoires – le fameux “business”. Elle serait ainsi, d’après le criminologue Xavier Raufer, la quatrième industrie locale de la région Rhône-Alpes.
Xavier Raufer a du reste eu maintes fois l’occasion de souligner l’antériorité de la délinquance sur la pauvreté. Discours inaudible à la plupart des acteurs de la ville et aux associations (12 000 d’entre elles bénéficient des crédits de la politique de la ville sans aucun contrôle).
Le drame, c’est que la réflexion a été monopolisée par la gauche et l’extrême gauche. L’une et l’autre donnent le ton aux politiques de la ville, même quand la droite gouverne, puisque celle-ci en reprend le discours misérabiliste.
À tous les coups, on nous ressort une version des Misérables réécrite dans le jargon de Pierre Bourdieu, grand gourou de la sociologie. Une école de rap qui ouvre, c’est une prison qui ferme, etc. Ce qui revient à dire que le problème des banlieues tient dans sa dimension sociale : inutile, donc, de lui apporter des réponses policières ou judiciaires.
Les médias ont diffusé auprès du grand public et des politiques cette image univoque de la banlieue, “ghetto à la française”, créant ce que Christophe Guilluy appelle « une géographie sociale médiatique », devenue à force de répétition « le paysage social de référence », laissant accroire que les populations y résidant ont été laissées à l’abandon par les pouvoirs publics.
Or, elles sont l’objet de toutes les sollicitudes : de la part des journalistes, des chercheurs et des politiques. Pas de quartier qui n’ait eu droit à son thésard, à son reporter ou à son ministre. En 2008, le journal le Monde avait recensé 174 déplacements ministériels rien que pour la Seine-Saint-Denis !
Cette “géographie sociale médiatique” a accouché de l’idée d’un Hexagone structuré par un apartheid ethnique, très loin pourtant des réalités françaises.
En 2006, le chercheur Dominique Lorrain avait mis en évidence la différence de traitement entre une zone sensible, en l’occurrence un quartier de Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne), et un quartier situé dans la périphérie de Verdun (Meuse), avec de part et d’autre des niveaux de précarité élevés, supérieur du reste de 20 % dans la sous-préfecture de la Meuse.
Nonobstant, le programme de réhabilitation prévoyait à Villiers-sur-Marne 12 450 euros par habitant, mais seulement 11,80 euros à Verdun ! C’est là sans doute un cas extrême, certes, mais qui souligne bien l’écart entre la réalité et ses représentations.
Au dire de Christophe Guilluy, tout se passe comme si la dynamique migratoire et démographique qui affecte ces zones sensibles ne comptait pour rien. Les Zus sont les territoires les plus mobiles de France (en 1999, le taux de mobilité des habitants des Zus se situait à 61 %!).
Une raison à cela : ces zones accueillent, en flux continu, de nouvelles vagues migratoires, généralement peu ou pas qualifiées et ne pouvant constituer une immigration de travail, et qui viennent prendre la place de ménages en phase d’intégration sociale.
On ne change pas une politique qui échoue !
Devenus des zones de transit, ces quartiers se spécialisent dans l’accueil du trop-plein migratoire, ce qui se traduit par une insécurité structurelle.
Or, les causes de la surdélinquance sont notoirement connues, du moins dans les pays anglo-saxons qui n’affichent pas notre timidité vis-à-vis des problématiques ethniques.
Depuis les premières vagues d’immigration italienne, irlandaise et polonaise, le phénomène a été abondamment étudié outre-Atlantique. C’est la même conjonction de flux migratoires non maîtrisés et d’effondrement des solidarités traditionnelles.
Mais là aussi, la Cour des comptes reste étonnamment muette sur le sujet, ne trouvant rien de mieux que de préconiser de concentrer les crédits sur les quartiers prioritaires de six départements qui rencontrent les plus grandes difficultés (Bouches-du-Rhône, Essonne, Nord, Rhône, Seine-Saint-Denis et Val-d’Oise).
Les autres repasseront. Ainsi des zones de sécurité prioritaires (ZSP) voulues par Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, et qui font déjà polémique. De son côté, le ministre de la Ville, François Lamy, a rappelé que « le gouvernement mènera à bien le Programme national de rénovation urbaine, qui n’est aujourd’hui qu’à la moitié de sa réalisation ».
Nul besoin d’être prophète pour annoncer que ce prochain plan échouera pareillement. On ne change pas une politique qui échoue avec une régularité désespérante depuis la première émeute urbaine, à Vaulx-en-Velin, en 1979, et qui réussit ce miracle dont on peut penser qu’il aurait plongé les alchimistes du Moyen Âge dans des abîmes d’interrogation : transformer l’or du trésor en plomb.
Jusqu’ici, seuls les Soviétiques connaissaient la recette. Comme le dit Xavier Raufer avec une vigueur d’analyse et de style qui fait cruellement défaut au rapport des sages de la rue Cambon, l’échec de la politique de la ville « est si abyssal qu’on peut avec raison comparer cette “politique” à la défunte agriculture soviétique.
Tout y est : conception purement idéologique, échafaudage en usine à gaz, acharnement illusoire – là où le premier Gosplan a échoué, le second triomphera ». Jusqu’à la ruine définitive du système ?
Fractures françaises, de Christophe Guilluy, François Bourin Éditeur, 196 pages, 19 € .
http://www.valeursactuelles.com/politique-ville-trente-années-dillusions20121211.html