Jérôme Cahuzac : l’accroc
Il devait camper le radin, l’économe, l’empêcheur de dépenser en rond des ministres de François Hollande. Le « père la rigueur », le gardien de l’orthodoxie budgétaire de la gauche élue au printemps dernier.
Cet été, tout le gouvernement avait défilé auprès de Jérôme Cahuzac à Bercy, pour quémander des rallonges. Il les avait presque toujours refusées et l’avait fait savoir. « Il tient le rôle du méchant, mais contrairement aux autres, il existe… », se félicitait il y a peu son complice Stéphane Fouks, le coprésident d’Havas Worldwide (ex-Euro RSCG), qui le conseille personnellement.
En ces temps de crise et de « normalitude » affichée, le ministre du budget, 60ans, était la machine à dire non qui avait tant manqué à la gauche en 1981. Une image de rigueur que Mediapart a écornée d’un coup, mardi 4décembre. Depuis une semaine, le site accuse le ministre d’avoir placé pendant une dizaine d’années de l’argent dans une banque genevoise, échappant ainsi à l’administration fiscale. La première tourmente d’un parcours ministériel sans accroc.
« Je n’ai pas, je n’ai jamais eu de compte à l’étranger. Ni maintenant, ni avant. » Jérôme Cahuzac a beau nier avec énergie, en quelques jours, son image s’est brouillée. Il campe désormais le faux austère, politique fortuné rattrapé par son passé, celui d’un chirurgien esthétique spécialisé dans les implants capillaires. Un compte en Suisse! Le nouveau scandale qui plane sur les politiques…
« Avant, pour vous discréditer, on vous accusait de financer les campagnes électorales avec de l’argent africain. Aujourd’hui, on tombe pour la taille d’un appartement ou pour un compte off-shore », soupire un membre du gouvernement.
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Il voulait rester discret, tous les projecteurs sont désormais braqués sur lui. On savait à peine que ce réformiste social-libéral avait rejoint François Hollande, après avoir été, comme Manuel Valls ou Marisol Touraine, rocardien, jospiniste, puis strauss-kahnien.
Ce n’est ni sur les barricades de Mai68 ni sur les bancs de la fac de médecine qu’il entre en politique; mais au hasard d’une rencontre sur le palier de l’appartement de ses parents, rue Saint-Jacques, à Paris, où se sont installés son père, ingénieur, et sa mère, professeur d’anglais en khâgne, à Henri-IV. Le voisin d’en face est un spécialiste de droit constitutionnel et surtout l’homme des réseaux mondains de la rocardie: Guy Carcassonne.
Interne en médecine, le jeune Cahuzac avait choisi la chirurgie viscérale et a laissé de bons souvenirs à ses collègues de bloc de Beaujon et de Broussais. Comme aux conseillers du cabinet du ministre de la santé de Michel Rocard, Claude Evin, qu’il rejoint en juin1988. Il y a gagné « une réputation de probité », assure Martin Hirsch.
« Il a réussi à réguler le système de santé avec intelligence et en prenant des risques », ajoute le père du RSA. Un autre ancien du cabinet, Didier Tabuteau, souligne que c’est « grâce à sa pugnacité qui deviendra légendaire » que la loi Evin voit le jour. Le jeune médecin se met à dos les lobbies de l’alcool et du tabac, et les publicitaires privés d’une ressource substantielle.
Ce n’est jamais facile pour un interne des hôpitaux de Paris de quitter l’Assistance publique pour le privé. Encore moins de justifier pourquoi on choisit d’abandonner ses patients pour se lancer en politique. Dans le cas de Jérôme Cahuzac, les versions divergent.
Hostilité des mandarins auxquels il avait reproché voyages et autres croisières tous frais payés par les labos? Ou volonté de faire du business? Une seule certitude, « la politique a entraîné pour moi une vraie perte de revenus », a souvent confié Jérôme Cahuzac.
« MACHINE DE GUERRE »
Pour ne se fermer aucune porte, il continue à servir le « toujours candidat » Rocard. Ainsi accompagne-t-il l’ancien premier ministre, en jet privé, déjeuner au château du… tout-puissant patron de laboratoire Pierre Fabre, dans les environs de Castres, en compagnie de Jacques Limouzy, ancien ministre giscardien des relations avec le Parlement, et du centriste Philippe Douste-Blazy.
En ce milieu des années 1990, il ouvre aussi avec sa femme, la dermatologue Patricia Ménard, dont il est aujourd’hui séparé, la clinique Cahuzac, où les quinquagénaires du tout-Paris viennent se faire implanter des cheveux.
La dissolution, en 1997, lui fait découvrir la région du pruneau, et lui ouvre les portes de l’Assemblée: il devient député de la 3e circonscription du Lot-et-Garonne. C’est simple: « Il passe le dimanche en famille; le lundi, il opère; du mardi au jeudi, il siège à l’Assemblée. Et le vendredi et le samedi, il parcourt Villeneuve-sur-Lot et ses alentours en 205″, résume son attachée de presse. Sa voiture parisienne est d’un autre standing.
En bon élève, Jérôme Cahuzac porte la parole jospiniste dans l’Hémicycle, comme Eric Besson et quelques autres. En vain, il milite pour une nouvelle candidature Jospin, en 2007 et retrouve, après la défaite de Ségolène Royal, sa circonscription perdue cinq ans plus tôt.
« Il avait des réseaux dans les deux camps, soupire son rival de droite malheureux, le juge Jean-Louis Bruguière. Il a mis en place une vraie machine de guerre et continue à se rendre à Villeneuve-sur-Lot tous les week-ends. On ne peut pas dire que la gestion de la ville soit mauvaise. »
A l’Assemblée aussi, il soigne sa réputation de gros bosseur. « Il apprenait à toute vitesse les polys de médecine; il se met à avaler toutes les lignes budgétaires, comme Sarkozy lorsqu’il est arrivé au budget », raconte un député.
Mais c’est la nomination de Didier Migaud à la Cour des comptes par Nicolas Sarkozy qui lui ouvre, avec la présidence de la commission des finances, les portes de la notoriété. « Un club très fermé, où droite et gauche ne cessent de se rendre des hommages réciproques », observe un conseiller ministériel. Encore un lieu où s’effacent les frontières.
MÊMES RÉSEAUX, MÊMES AMIS QUE DSK
C’est alors qu’il préside ce cénacle qu’éclate l’affaire Bettencourt. Jérôme Cahuzac ne hurle pas avec les loups, même si le ministre de Nicolas Sarkozy, Eric Woerth, est aussi le grand argentier de la campagne UMP. Coïncidence ou pas, c’est à ce moment-là qu’il s’adjoint les services de l’actuelle responsable des relations extérieures du ministère du budget, Marion Bougeard, une protégée de Stéphane Fouks à Euro RSCG. La jeune femme y était chargée de la communication de Liliane Bettencourt, gérant l’image et les interviews de la milliardaire.
Pour la présidentielle de 2012, le champion de ce pragmatique-réaliste est tout naturellement Dominique Strauss-Kahn. « Cahuzac était l’un des invités du riad d’Anne Sinclair à Marrakech, à Noël 2010, avec les socialistes Jean-Paul Huchon et François Kalfon, l’avocat Jean Veil ou l’écrivain Dan Franck », se souvient l’un des invités.
« DSK nous recevait les uns après les autres sur un pouf, comme Saint Louis sous son chêne. C’est avec Jérôme qu’il a parlé le plus longtemps. » De retour à Paris, il confie à la presse, qui s’interroge sur la candidature du patron du FMI: « Il en parle, il a conscience de son destin. Ma conviction, c’est qu’à partir du moment où la France aura besoin de lui, il répondra présent. »
De Bercy, Jérôme Cahuzac continue aujourd’hui à consulter l’ex-candidat socialiste à la présidentielle. Les deux hommes partagent ces réseaux qui, comme la franc-maçonnerie, transcendent la droite et la gauche pour se retrouver dans les affaires, les mêmes amis aussi.
Ainsi, Stéphane Richard, le patron d’Orange, et Henri Proglio, qui a nommé en janvier l’ancien banquier d’HSBC Antoine Cahuzac, frère de Jérôme, à la tête d’EDF Energies nouvelles. Ou encore l’avocat d’affaires chiraquien Gilles August, qui vient de déposer plainte pour Jérôme Cahuzac contre Mediapart, et compte parmi les nombreux associés de son cabinet l’ancien ministre socialiste Christian Pierret.
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La gauche caviar est souvent proche de la droite bling-bling. Qui, avant le cambriolage du mois d’octobre révélé par le Parisien, imaginait que Jérôme Cahuzac possédait une collection de montres –Rolex, Breitling, Chaumet – dont les huit disparues sont estimées à 100000euros? « Une valeur surtout sentimentale », s’est empressé de préciser Bercy pour préserver l’image de son ministre.
On sait qu’il dîne en ville, mais pas forcément qu’il joue au golf à la Boulie, à Versailles, propriété du Racing Club de France, qu’il est membre du très sélect Cercle Interallié, installé tout près de l’Elysée, ou qu’il fait du vélo avec Michel Drucker. « C’est un sportif », plaide Guy Carcassonne, qui skie avec lui au-dessus du lac Léman.
Est-ce parce qu’elle est trop occupée à se déchirer? Cette semaine, alors que le ministre s’appliquait à déminer les accusations portées contre lui, la droite s’est montrée magnanime. Jean-François Copé lui a même fait part de son « estime personnelle ».
Chacun y est allé de son petit mot pour l’ancien collègue de la commission des finances. Quelques-uns ont rappelé la bronca menée contre son prédécesseur au budget, Eric Woerth, soupçonné, sous Sarkozy, d’avoir bradé l’hippodrome de Compiègne, dans l’Oise.
A peine arrivé à Bercy, Jérôme Cahuzac a nommé un expert indépendant pour éclaircir les conditions de la vente du champ de courses, en 2010. Ses conclusions ont été rendues publiques par le ministre, laissant « peu de place » à une cession frauduleuse.
« Je pense qu’il faut rester zen et tranquille », a conseillé le député (UDI) Yves Jégo. Zen et tranquille, c’est aussi l’attitude qu’a recommandée Stéphane Fouks à son ami de vingt ans. Boxeur invétéré, ami et médecin du super-moyen Christophe Tiozzo, le ministre est réputé « sanguin », « cogneur », « physique ».
Toujours sûr de lui, souvent excédé, volontiers arrogant. « Il ne fait pas de cadeau », dit de lui Lionel Jospin, qui, assurent les mauvaises langues, « n’a jamais réussi à lui prendre un jeu au tennis ».
Jeudi matin, Jérôme Cahuzac a tenu à publier sur son blog le plan de financement du 140m2 qu’il occupait avenue de Breteuil pour répondre à l’accusation de Mediapart sur les « origines douteuses » des fonds utilisés pour l’achat de cet appartement, en 1994.
Puis, il a choisi de se taire. Jeudi soir, il assistait à une exposition de photos, avenue de Messine. Formé à la communication de crise, son cabinet tient à faire savoir que, vendredi midi, le ministre du budget était chez Darty.
Emeline Cazi et Ariane Chemin
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