Quand Taubira minimisait la situation des Baumettes
La ministre, en visite mardi à Marseille, fait de cette prison le symbole de sa politique. Il y a deux mois, elle contestait l’ampleur du mal.
« (…) Dès lors le centre pénitentiaire des Baumettes ne méconnait pas les règles d’hygiène et de salubrité édictées par les articles D34 et D350 du code de procédure pénale. »
Ces propos qui minimisent la situation dramatique de la prison des Baumettes en niant en substance le préjudice moral subi par un détenu émanent de la garde des Sceaux Christiane Taubira.
Ceux-ci sont extraits d’un mémoire de défense adressé le 25 octobre dernier au tribunal administratif (TA) de Marseille, soit un mois avant la publication du rapport accablant de Jean-Marie Delarue, le contrôleur général des prisons, sur l’état de déliquescence du centre pénitentiaire des Baumettes. Et quelques jours après la visite des enquêteurs !
Le tribunal administratif doit alors juger en référé la requête d’un détenu de cette prison qui vise à faire condamner l’État français pour préjudice moral. Détail savoureux : dans son mémoire de défense, la ministre indique qu’une entreprise de dératisation intervient depuis le printemps 2012.
Alors même que le conseil d’État a ordonné le début de ces opérations le 22 décembre dernier… Une réalité qui nous a, par ailleurs, été confirmée par plusieurs sources syndicales sur place.
Un préjudice moral « non contestable »
Plutôt étonnant, donc, que la garde des Sceaux ait choisi le centre pénitentiaire des Baumettes, « emblématique du manque de volonté politique trop longtemps subi par l’institution » (sic), dixit le communiqué de presse de la chancellerie, pour présenter la nouvelle politique pénitentiaire française. « Une politique pénitentiaire innovante et argumentée », selon le même communiqué.
Reste que le tribunal administratif de Marseille n’a pas été sensible aux arguments « innovants » du mémoire de défense de la ministre. Le 17 décembre dernier, soit une semaine seulement après la publication du rapport de Jean-Marie Delarue, contrôleur général des prisons, le TA de Marseille a condamné l’État français à hauteur de 300 euros pour préjudice moral envers un détenu qui avait passé trois mois aux « Baumettes » (cliquez ici pour lire le jugement dans son intégralité).
En clair, avant même le jugement de l’affaire sur le fond, les juges marseillais considèrent que le préjudice moral subi est avéré et « non sérieusement contestable ». La condamnation se base sur le seul fait que les toilettes en cellule ne sont pas séparées de l’espace de vie, en violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme interdisant les traitements « inhumains et dégradants ».
Les sanitaires n’étaient séparés du reste de la cellule que par un drap installé par les détenus. « Cette installation de fortune laisse passer les bruits et les odeurs nauséabondes, ce qui contribue à l’humiliation de la personne qui les utilise », raconte le détenu dans un témoignage adressé à son avocat.
L’enfer des Baumettes
Cela avait échappé, semble-t-il, à la garde des Sceaux. Joint par le Point.fr, Pierre Rancé, le porte-parole du ministère de la Justice, défend la volonté de changement de la garde des Sceaux.
»Dès son arrivée au ministère de la Justice, Christiane Taubira a pris les questions pénitentiaires à bras le corps », affirme-t-il. Et d’argumenter :
« En juin, avec des mesures d’urgence qui permettent notamment de rénover trois cellules par jour à la prison des Baumettes aujourd’hui ; en septembre, avec son plan pluriannuel pour les prisons. » Pierre Rancé en conclut que « la garde des Sceaux n’a donc pas attendu le rapport du contrôleur Delarue ou les décisions administratives qui ont suivi pour prendre les mesures qui s’imposaient.
Le porte-parole du ministère de la Justice annonce que Christiane Taubira révèlera demain à Marseille sa conception de la politique pénitentiaire qu’elle entend mener pour les mois à venir ».
En attendant, le détenu auquel la ministre contestait tout préjudice moral a semble-t-il bel et bien vécu « l’enfer des Baumettes », dixit son avocat, Étienne Noël. Des cafards par dizaines dans les cellules, des rats qui pullulent dans les coursives, une dégradation avancée des différentes cellules qu’il a occupées…
»Mon client a vécu dans un espace vital de 4 m2, en violation des préconisations édictées par le comité européen pour la prévention de la torture », assène l’avocat qui a élaboré la requête. Depuis plus d’une décennie, Étienne Noël pratique un harcèlement régulier de l’administration pénitentiaire pour faire en sorte qu’elle respecte la dignité de la personne détenue.
Aux Baumettes, il s’est trouvé un nouveau terrain d’attaque. La décision qu’il a obtenue est, selon lui, une première étape ; la bataille judiciaire devrait se poursuivre dans les mois à venir.
Une condamnation du « bout des lèvres »
Jusqu’ici, les magistrats marseillais sont restés prudents. L’état général du bâtiment ainsi que la présence de cafards et d’insectes en tout genre n’ont pas été relevés par le tribunal. « On ne va pas faire la fine bouche, mais c’est vrai qu’ils ont condamné du bout des lèvres », analyse Étienne Noël. Une semaine auparavant, les magistrats avaient débouté une première requête en tout point similaire à celle jugée le 17 décembre.
Le dernier rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté peut-il avoir un effet boule de neige sur les plaintes des détenus et les condamnations de l’État français
? C’est ce que pense Christophe Marques, secrétaire général du syndicat Fo-pénitentiaire. « Nous dénonçons cette situation de déliquescence depuis des années, explique-t-il. Aujourd’hui les cellules séparées des toilettes seulement par un rideau sont nombreuses, et pas seulement aux Baumettes.
Et le responsable syndical d’enfoncer le clou : « Même lorsque celles-ci sont séparées par une cloison de 1,60 m, certains tribunaux administratifs condamnent. » L’avocat rouennais Étienne Noël confirme la tendance. « Depuis que ce document de Delarue a été rendu public, les courriers de détenus affluent à mon cabinet. »
L’avocat doit déposer une nouvelle requête dans les prochaines semaines, cette fois-ci pour une quinzaine de prisonniers. Au passage, il devrait demander une nouvelle expertise judiciaire sur laquelle se baseront les futurs recours.
De quoi mesurer la « politique pénitentiaire innovante et argumentée de la ministre Christiane Taubira »…
Le Point.fr – Publié le 07/01/2013 à 18:28 – Modifié le 07/01/2013 à 19:01
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