Y’en a marre de la crise surtout si elle ne fait que commencer

Posté par ippolito le 9 mars 2013

Jean-Paul Fitoussi, Christian Saint-Etienne: « La crise ne fait que commencer »

Le premier est keynésien, le second, libéral. Ils diffèrent sur le diagnostic comme sur les remèdes. Mais ces deux économistes dénoncent, dans des ouvrages remarqués, la torpeur trompeuse qui a envahi l’Europe, notamment la France. Et en appellent à un sursaut collectif.

Vous divergez sur presque tous les points, et pourtant vous affirmez l’un et l’autre vous heurter au mur de la pensée unique. L’un de vous deux doit forcément se tromper…

Christian Saint-Etienne : Nos points de vue ne sont pas si éloignés. 

Certains ont dévoyé le libéralisme en affirmant qu’il s’agissait de défendre une société sans Etat, régulée par les seuls marchés. Or la vraie pensée libérale juge, au contraire, que l’Etat de nature est un chaos, et qu’il faut donc une autorité forte pour mettre un cadre. Certains libéraux, dont je suis, vont même un cran plus loin : ils estiment qu’il faut un Etat stratège pour fixer les grandes orientations de la politique économique.

Jean-Paul Fitoussi : Bien sûr que l’on a besoin d’une intervention de l’Etat ! Et parfois massive, comme ce fut le cas lors du pic de la crise financière. Mais la vraie question, aujourd’hui, est ailleurs : pourquoi n’avons-nous pas ce type d’interventions dans notre pays ?

La réponse vient naturellement : parce que nous avons mis en place, au niveau européen, un carcan qui nous empêche d’agir. Pour une raison simple : nous avons oublié quels étaient les objectifs fondamentaux d’une société, qui sont d’améliorer le sort de la collectivité, et non je ne sais quelle fuite en avant quantitative.

Cela explique-t-il le vote italien?

J.-P. F. : Certainement. En Italie, mais aussi en Grèce, ou en Espagne, beaucoup de parents pensent que leurs enfants sont en train d’être sacrifiés. Dans ce type de situations, il faut oublier un instant la comptabilité, et intervenir. C’est possible : 

souvenons-nous que, parmi les grands pays industrialisés, l’Europe est la zone qui connaît la situation budgétaire la moins dégradée. Le déficit de la zone euro se situe bien en deçà de ceux du Royaume-Uni, du Japon ou des Etats-Unis.

 C’est dire que le problème vient d’abord de la gouvernance de l’Europe, composée d’Etats politiquement légitimes, mais qui ont organisé eux-mêmes leur impuissance.

Comment y remédier?

J.-P. F. : Le problème naît de ce que la zone euro est une construction bancale, car les dettes sont souveraines, et la monnaie sans souverain. 

C’est la clef. Comment a-t-on mis fin à la spéculation qui régnait autrefois sur les marchés de change européens ? En supprimant ces marchés de change, et en créant la monnaie unique. Comment mettre fin à la spéculation actuelle ? En supprimant les marchés internes de la dette, en créant un marché unique de la dette, via les eurobonds.

C. S.-E. : C’est vrai, cette crise est d’abord politique. Si, demain, on fédérait un noyau dur de neuf pays – Portugal, Allemagne, Autriche, France, Italie, Espagne, et ceux du Benelux, soit 300 millions d’habitants – et si on les dotait d’un gouvernement économique, d’un budget fédéral, et d’un minimum de coordination fiscale et sociale, alors la crise s’arrêterait instantanément. 

Mais, avec le traité de Maastricht, on a au contraire institué une monnaie sans Etat souverain, ce qui dans l’Histoire n’a jamais fonctionné. On ne peut en sortir que de deux manières : soit par la fédéralisation de la zone, soit par son éclatement. Pour autant, cela n’empêche pas qu’il y ait un problème spécifique du modèle français.

C’est-à-dire…

C. S.-E. : Notre pays a décidé, il y a quinze ans, en partie inconsciemment, de laisser chuter son industrie, quand l’Allemagne a mené une politique visant à la développer. 

Aujourd’hui, 80 % du produit intérieur brut (PIB) français est réalisé par les services, et ce alors que 80 % des exportations mondiales sont des exportations industrielles. La part du PIB manufacturier est tombée à 10 %, contre 16 % en Italie, et 23 % en Allemagne. 

La crise française est bien plus profonde qu’une simple dérive de la dépense publique : c’est une crise de désindustrialisation.

J.-P. F. : Mais pour reconstruire une industrie, il faut nécessairement être colbertiste ! Je tiens aussi à rappeler les vraies raisons de cette désindustrialisation, qui doivent beaucoup à la politique du franc fort, puis de l’euro fort, que je dénonce depuis des années. 

Enfin, il faut bien en venir à la question de l’austérité : nous sommes dans une situation profondément déséquilibrée en France, où le secteur privé est contraint de se désendetter. Les dépenses du secteur public l’aident dans cette tâche. 

Mais si l’on réduit en même temps la dette publique, alors on rend encore plus difficile pour le secteur privé la réduction de sa propre dette, et donc on entrave l’investissement, et la réindustrialisation que l’on appelle de nos voeux ! 

C’est le même cercle vicieux dans lequel les pays européens, à commencer par l’Allemagne, sont entrés dans les années 1930. Je suis stupéfait de constater que l’on est prêt à reproduire exactement les mêmes erreurs.

Faut-il alors réduire le rythme de réduction de la dépense publique, comme le réclament un nombre croissant d’économistes?

C. S.-E. : Je ne fais pas partie des obsessionnels de la dette publique. Quitte à vous étonner, je vous dirais même une chose : si nous avions 57 points de PIB de dépense publique, comme aujourd’hui, mais avec un taux de chômage très faible, un système éducatif qui fonctionne, et pas d’insécurité, je serais prêt à voter pour ce système. 

Mais vous voyez bien que ce n’est pas le cas. C’est ce qui fait que le secteur productif français a une rentabilité deux fois moindre que son équivalent allemand. Et ce, à un moment où, du fait de la révolution industrielle en cours, nous devons investir massivement.

J.-P. F. : Je ne crois pas à cette idée que la dépense publique soit forcément inefficace. Je crois surtout que son efficacité n’est pas bien mesurée. Un exemple : si je ne faisais cours que devant 100 étudiants au lieu de 200, ma productivité serait divisée par deux. 

Et pourtant, cela aurait toutes sortes d’effets positifs induits, en termes de pédagogie notamment, qui ne sont pas mesurés. Je force le trait, mais à dessein, pour montrer qu’il y a dans tout cela des inconnues, et des idées que tout le monde ressasse comme s’il s’agissait d’évidences, alors que c’est beaucoup plus compliqué. 

Et finalement, au nom de cette doxa quantitative, on supprime des dépenses qui sont extrêmement utiles, dans le domaine de la santé, de l’éducation…

C. S.-E. : Là, on est dans la caricature…

J.-P. F. : Non ! Ce sont des évolutions en cours, en Grèce, où l’on ne soigne plus les gens de plus de 60 ans, ou au Royaume-Uni, où l’on renvoie les vieux, le soir, chez eux, parce que les nuits d’hôpitaux coûtent trop cher.

Et la France? Comment jugez-vous la politique menée par François Hollande?

C. S.-E. : Ma critique découle de mon diagnostic, qui est cette crise de désindustrialisation. Or Hollande a prétendu que Sarkozy était le seul responsable de la crise, et a pris des mesures totalement contre-productives, par exemple en ramenant partiellement l’âge de la retraite à 60 ans, ou en annulant la TVA sociale. 

Ensuite, il a ajouté une dose de fiscalité, alors qu’il fallait commencer par mettre en place une politique de réforme de la dépense et augmenter la durée de cotisation pour la retraite. Il y vient aujourd’hui parce que l’on est exsangue, mais que de temps perdu ! Dès lors, vous comprenez bien pourquoi la crise, en réalité, ne fait que commencer.

J.-P. F. : La critique est facile, et je crois qu’il faut aussi tenir compte du contexte. Cela dit, Hollande a fait une erreur majeure en signant trop vite le pacte budgétaire, alors qu’il s’était engagé à ne pas le faire. 

Même si c’était difficile, il fallait dire : on ne peut pas continuer à laisser les marchés nous imposer leurs solutions, alors qu’il est possible de les mettre sous tutelle et de reprendre le contrôle de notre destin. C’est une occasion manquée.

Jean-Paul Fitoussi
Né le 19 août 1942 à La Goulette, en Tunisie. Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris depuis 1982, il a présidé l’Observatoire français des conjonctures économiques de 1990 à 2010. Le Théorème du lampadaire. Ed. Les Liens qui libèrent,

Christian Saint-Étienne
Né le 15 octobre 1951 à Aubenas (Ardèche). Professeur titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers, il a enseigné durant vingt ans à l’université Paris-Dauphine. France : état d’urgence. Une stratégie pour demain. Ed. Odile Jacob

http://lexpansion.lexpress.fr/economie/jean-paul-fitoussi-christian-saint-etienne-la-crise-ne-fait-que-commencer_374884.html

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