En Une de L’Express cette semaine: enquête sur les mafias françaises
Ce n’est pas l’Italie avec Cosa Nostra, ses rites et ses parrains. Et pourtant… De la Corse à Marseille, de Paris aux cités de banlieues, le crime organisé prospère. A l’abri des regards ou presque.
Car, au-delà des trafics et des violences, se tissent de très complexes et discrets réseaux de corruption et de blanchiment. Plongée dans un monde où le truand côtoie le col blanc.
Il est parfois des signaux, éparpillés à la surface, qui trahissent une réalité, en eau profonde, qu’on ne veut pas voir. Il est des indices, graves et concordants, qui traduisent un phénomène, inquiétant, que les pouvoirs publics sous-estiment encore largement.
Qu’on en juge: un magistrat, Charles Duchaine, connu pour enquêter sur de puissants clans marseillais et la tentaculaire « affaire Guérini », discrètement placé sous protection policière, en novembre 2012, après des menaces de mort.
Trois notables assassinés en Corse en six mois – dont un ancien bâtonnier et un président de chambre de commerce – sur fond de guerre ouverte pour le contrôle du territoire et du business.
D’étranges cadavres, en région parisienne, qui pourraient être liés aux milliards de la gigantesque arnaque à la taxe carbone. Un ministre de la République, Manuel Valls, qui brandit pour la première fois, en évoquant la Corse, le mot de « mafia », terme jusque-là honni dans un Etat centralisé, assis sur ses dogmes.
Le crime organisé prospère dans notre pays. Tous les acteurs spécialisés, magistrats, policiers, le disent, et le répètent, mezza voce: d’Ajaccio à Paris en passant par Marseille, un cancer insidieux, nouveau en France, répand ses métastases dans la démocratie et le tissu social.
Un cancer intimement lié au phénomène de la corruption, que l’Etat fait mine de découvrir en 2013. Le 7 mai, le gouvernement devrait dégainer en Conseil des ministres son projet de super-procureur « anticorruption ». Au classement de Transparency International, les Bahamas et la Barbade s’en tirent toujours mieux que la France!
Pour acheter la paix, on a préféré dialoguer avec le milieu
Or les experts le savent bien: corruption et crime organisé sont étroitement liés. « Par essence, le crime organisé, qui ne se balade pas en surface avec une kalachnikov, corrompt.
Des fonctionnaires, des élus, des entrepreneurs… C’est indispensable à son activité, complexe, occulte et lucrative », explique Bernard Petit, sous-directeur à la PJ de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière. Ce haut responsable pose un diagnostic partagé par tous les spécialistes:
»En France, on nie le crime organisé comme on nie la corruption, alors que se développent, très clairement, des logiques mafieuses sur le territoire, et pas seulement en Corse. » Aux racines du déni? « On a encore du mal à penser le phénomène. »
Le pays de Richelieu et de Napoléon, construit autour d’un Etat, peine à s’imaginer des pouvoirs occultes venant concurrencer sa puissance régalienne. La corruption ? C’est l’Afrique. La mafia? L’Italie et ses pizzas…
Le « casse du siècle » de la Carbone Connection
La Corse est pourtant un bel exemple. Pendant des années, l’Etat a consacré ses efforts à la lutte contre le nationalisme. Pendant ce temps-là, des empires ont pu prospérer, en paix : au nord, le gang de la Brise de mer, au sud, le système du parrain « Jean-Jé Colonna ».
En 2000, le n° 2 de la PJ affirmait encore que la Brise, aujourd’hui inscrite au firmament du milieu français, était « un mythe ». Avant que ne disparaissent des fichiers du grand banditisme un certain Richard Casanova, l’un de ses boss…
« Pour acheter la paix, on a préféré dialoguer avec le milieu, voire nouer avec certains de ses membres des »pactes scélérats », pendant que certains services de renseignement ont joué aux apprentis sorciers », cingle un haut magistrat. Lequel s’étonne de voir des « classé secret-défense » dans un dossier ajaccien comme celui de la société de sécurité SMS, rejugé en appel, en 2012 à Aix-en-Provence.
Ce gigantesque dossier croisait voyoucratie, main des RG, détournements de fonds publics et emplois fictifs : les ingrédients de ces « réseaux de type mafieux » que dénonçait déjà, en 1999, une commission d’enquête parlementaire sur la Corse.
« Le terme de mafia [...] ne peut qu’inquiéter. Est-ce la raison pour laquelle l’existence ou non d’activités de type mafieux dans l’île suscite autant de controverses ? Certains responsables de la police ou de la chancellerie ont cru devoir récuser ce terme. »
La région la plus criminogène d’Europe
Quinze ans plus tard, où en est-on? Au même point, ou presque. La Corse est la région la plus criminogène d’Europe. Les règlements de comptes, non résolus, symptômes d’un mal plus profond, se succèdent.
« La pègre corse, qui s’est enrichie, investit à Marseille, Aix, Paris, et à l’étranger, avec des fortunes colossales », souligne un magistrat. « Et au prétexte qu’il n’y a pas de structure pyramidale et unitaire comme en Italie, on refuse le mot qui fait peur : mafia », observe Jacques Follorou, journaliste au Monde.
Le malaise serait aussi sémantique. Non, il n’y a pas en France de Mafia au sens strict du terme, avec une Coupole et des parrains qui brûlent des images sacrées en jurant fidélité à une organisation qui les transcende.
« Mais si, par mafia, on entend un réseau criminel, enraciné sur un territoire, qui vise le pouvoir et l’argent et infiltre le tissu économico-politique, alors, oui, évidemment, nous sommes en présence de phénomènes mafieux », martèle un magistrat marseillais.
Et d’ironiser : « Ce qu’on préfère appeler clientélisme, dans le Sud… » Le racket, dans le Sud-Est ou ailleurs, qu’est-ce donc, sinon l’affirmation symbolique d’un pouvoir, d’un contrôle du territoire, via un « impôt bis » ?
Le fait qu’il s’étende dans les banlieues délaissées par l’Etat, comme on l’a découvert récemment sur les chantiers de BTP en Seine-Saint-Denis, où certains grands groupes prévoient des « enveloppes » dans leur budget, n’est pas anodin. Ces cités, où les bandes brassent un tel cash, via les stups, que la police les intègre désormais au crime organisé.
« La Mafia n’existe pas », répétaient encore, jusque dans les années 1980, les procureurs généraux en Italie, pendant que le sang giclait à Palerme. Celui qui a compris, le premier, la gravité du mal et la nécessité de pister l’argent sale pour démanteler une association criminelle, fut le juge Giovanni Falcone.
La différence entre criminalité ordinaire [le milieu, en France] et criminalité mafieuse ? « La première, disait-il, a toujours vécu aux marges de la société, combattue par le pouvoir. La seconde a toujours vécu dans la société, protégée par le pouvoir. » Est-ce de là que vient l’aveuglement ?
Le crime organisé, qui obéit à une logique de prédation, fausse le fonctionnement de la démocratie
En France aussi, les grands voyous ont laissé tomber la cagoule pour côtoyer en costard des gens très respectables, d’autant que la décentralisation a ouvert des « sas ». Il y a trente ans, à Marseille, le truand faisait le julot et « montait » sur des braquages.
Ensuite, il s’est diversifié dans les machines à sous. Aujourd’hui, il fait dans les appels d’offres, l’offshore, les trafics de déchets, les panneaux solaires, histoire de pomper les subventions des collectivités. Ou les quotas de CO2. C’est le fameux « casse du siècle », la plus grande fraude fiscale jamais commise par la « Carbone Connection » franco-israélienne, mêlant cols blancs et grands bandits.
Au moins 1,6 milliard d’euros subtilisé au Trésor sous forme d’escroquerie à la TVA, ces dernières années. Les « droits à polluer », instaurés en Europe en 2005? Un rêve de fraudeur. Se faire du fric avec du vent…
Sortis de leur « ghetto criminel », les escrocs nagent, désormais, entre économie légale et illégale, as du blanchiment et facilitateurs de tous ordres. Le crime organisé prospère sur cette « zone grise ». Sur l’impunité, aussi, le silence et les « porosités », comme on dit – les fuites. Avec de lourdes conséquences :
»De manière fondamentale, le crime organisé, qui obéit à une logique de prédation, fausse le fonctionnement de la démocratie par le jeu de la corruption et la formation de véritables bourgeoisies criminelles, mafieuses », relève Jacques de Saint Victor, historien du droit, qui a décrit l’inexorable ascension de ce « pouvoir invisible » (Gallimard) de l’autre côté des Alpes mais aussi en France. « Il est le symptôme, non la maladie, d’une société financiarisée. »
Un symptôme devenu un enjeu pour l’Europe, où sévissent 3 600 groupes criminels (Europol) qui ramassent les fruits de la crise, de l’affaiblissement des Etats, de l’ouverture des frontières et de l’opacité de la finance. En avril 2012, une révolution culturelle a eu lieu au Parlement européen : une commission « antimafia » a vu le jour.
Son objet : enquêter sur la pénétration du crime organisé au sein de l’Union et plancher sur une directive. Pourquoi une entreprise privée de marchés publics à Palerme peut-elle concourir à un appel d’offres à Berlin ? Faut-il créer un délit d’association mafieuse, comme en Italie, qui a aussi un délit d’association de malfaiteurs ?
En France, même si le mot « mafia » reste tabou, les autorités ont bien dû commencer à s’outiller contre le crime organisé. La loi Perben II de 2004 a amorcé la mobilisation, en créant, en plus d’instruments nouveaux pour l’enquête (garde à vue à quatre jours, sonorisations accrues…), le bras armé de la lutte :
huit juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), munies de magistrats expérimentés, travaillant sur le financier et les grandes affaires criminelles. Une façon de reconnaître la spécificité des dossiers « crime org », nébuleux, aux ramifications internationales, nécessitant plus d’investissement que celui du crime d’un forcené…
Il a fallu attendre 2010 pour que soit votée la loi Warsmann, qui encadre un autre outil, capital, la confiscation des avoirs d’origine criminelle. Une agence – l’Agrasc -, chargée de centraliser la gestion des biens et sommes saisis, a été créée. « La seule façon d’attaquer les malfaiteurs à la racine, c’est de les frapper au portefeuille.
Or, pendant des années, on a pensé avant tout « prison », sans saisir leurs biens… », soupire un magistrat. En 2012, 760 millions d’euros de biens ont été saisis et 3,9 millions reversés au budget de l’Etat. « Il y a un profond malaise vis-à-vis de l’argent, en France », note Jean-Baptiste Carpentier, directeur de Tracfin, la cellule qui fait remonter les déclarations de soupçon de blanchiment des banquiers, notaires et autres professions.
Soit 30 000 l’an dernier – dont un score infime pour la Corse. Et 500 transmises à la justice. « Beaucoup d’affaires médiatiques sortent de Tracfin, comme Pétrole contre nourriture ou Guérini, souligne Carpentier. Nous pourrions plus si on augmentait nos effectifs, 84 agents. Mais justice, police et gendarmerie ne suivraient pas : elles sont à saturation. »
En 2010, l’Inspection générale des services judiciaires faisait un tour dans les Jirs. Dans celle de Marseille, compétente pour la Corse, le rapport était alarmant: état « préoccupant » de « surchauffe ». Ils ne sont que cinq juges d’instruction opérationnels sur une zone qui couvre quatre cours d’appel, de Perpignan à Bonifacio…
Quoi de neuf depuis 2010 ? La pression artérielle a augmenté. De source policière, décision a été prise, le 18 novembre, de placer le juge Duchaine sous protection, un traitement habituellement réservé aux juges « antiterro ».
En décembre, une interpellation venait confirmer le sérieux du renseignement d’origine : le juge s’en prenait un peu trop au patrimoine d’une puissante coterie marseillaise.
De son côté, en 2009, la PJ a créé le Service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco), une vigie commune à la police et la gendarmerie, qui centralise les données, région par région, des organisations criminelles.
« Il fallait faire remonter des faits qui, pris isolément, n’avaient pas de sens, pour les mettre en perspective », relate Frédéric Veaux, qui a été parmi les premiers à lancer l’alerte. Des cambriolages de Géorgiens apparaissant ici et là cachent en réalité de véritables structures… « Des menaces en pleine expansion. » Reste que, selon le Sirasco, 75 % des interpellés pour des faits liés au crime organisé sont français.
En Corse, « pas d’ADN, pas de témoin, pas d’arme »
Le mois dernier, à Nanterre, une brigade a aussi été mise sur pieds spécialement pour la Corse. La Corse, où les enquêtes habituelles butent sur des remparts : « Pas d’ADN, pas de témoin, pas d’arme et des types qui donnent l’heure quand on les arrête », résume un enquêteur. Alors les méthodes changent.
« Depuis quelques années, note Bernard Petit, avec les magistrats, nous sortons des logiques purement réactives pour travailler, au-delà des seules infractions et des symptômes, sur un phénomène plus large. Cibler des groupes criminels en amont, pour couper, tout autour, les branches de l’arbre. Et dès qu’un homicide survient, une enquête financière est déclenchée. C’est par ce biais qu’on en arrive au mobile.
» Exemple : l’assassinat du malfaiteur Jacques Buttafoghi, en Corse, en 2009. Non élucidé, il a néanmoins permis de remonter le fil d’un réseau d’extorsion à Aix-en-Provence, démantelé au terme d’une longue enquête, en 2012. « Tout cela nécessite une culture nouvelle, en dehors de l’affichage immédiat qui ne voit la délinquance que comme un trouble engendré à l’ordre public, renchérit un magistrat. Il faut accepter, sur 20 règlements de comptes, de n’en résoudre qu’un. Et infiltrer ces réseaux. »
Saisir les mafieux, c’est payant
1,3 milliard d’euros. Tel est le montant confisqué début avril, en Italie, à un entrepreneur mafieux qui avait bâti un empire dans l’éolien. Depuis 1982, la péninsule s’accapare les biens à tour de bras, dotée d’un système unique au monde pour les délits de type mafieux :
des procès « de prévention », spécifiquement consacrés à la saisie du patrimoine, suivant une voie parallèle – et autonome – au procès jugeant le délit. L’optique de la loi italienne est de réutiliser les biens saisis à la mafia à des fins sociales. On mange des pâtes « Toto Riina » faites de blé cultivé par de jeunes Siciliens, via des coopératives, sur les champs pris au boss. La villa des capi, en Calabre, devient un commissariat…
Gros point noir : la gestion des sociétés saisies. Sur 1 663 entreprises confisquées en Italie depuis 1982, seules 35 sont toujours actives. Faillites, problèmes juridiques, manque de moyens… Signe que la mafia pénètre les zones les plus riches d’Europe, la Lombardie est devenue, depuis peu, la troisième région où l’Italie confisque le plus, derrière celles du Sud.
Ils le disent tous. Au-delà du cap mental qui reste à passer, le nerf de la lutte contre le « crime org », c’est le renseignement. A la différence de la Serious Organised Crime Agency (Soca) britannique, par exemple, la mission ne figure pas au tableau de bord de la Direction centrale du renseignement intérieur, centrée sur l’ »antiterro », la défense du patrimoine économique et culturel et le contre-espionnage. Le crime organisé pourrait-il s’y ajouter?
Ils le disent tous: il faut se munir, en France, comme aux Etats-Unis, en Italie ou en Grande-Bretagne, de l’arme fatale dans la lutte antimafia : les « repentis », ces soldats sortis du rang qui, contre protection et remises de peine, dévoilent, de l’intérieur, les rouages du réseau, les homicides, les appels d’offres truqués, les complicités …
« Sans ça, on n’y arrivera pas », prévient un magistrat, qui ne sait que répondre, faute de protection des repentis en France, à un homme prêt à parler sur de grosses affaires en Corse et à Marseille, mais qui implore : « Sortez-moi de là. » Depuis peu, une cellule interministérielle travaille sur la question. Une évolution des mentalités que les acteurs de terrain – magistrats, policiers, gendarmes – jugent indispensable.
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