Cumul des mandats: un mal français
Environ 8 députés ou sénateurs sur 10 détiennent au moins un autre mandat! Plongée dans une singularité hexagonale qui affaiblit le Parlement, multiplie les conflits d’intérêts et provoque des inégalités entre les territoires.
Si Christian Bourquin n’existait pas, il faudrait l’inventer. Non seulement le président, socialiste, de la région Languedoc-Roussillon est aussi sénateur, non seulement il a été conseiller général, maire, patron de département et député, non seulement il revendique son goût pour le cumul, mais, dès qu’un poste se libère, il cherche soit à l’occuper lui-même, soit à y placer des hommes et des femmes qui lui doivent tout.
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Un exemple? Lorsque Georges Frêche est brutalement décédé, en 2010, Bourquin a évidemment entrepris de le remplacer à la tête du conseil régional. Provoquant ipso facto une manière de tragédie personnelle puisque, depuis 2000, une loi scélérate interdit àquiconque de diriger en même temps une région et un département. La mort dans l’âme, il lui a donc fallu quitter » ses » Pyrénées-Orientales, qu’il tenait d’une main de fer depuis 1998. Mais que l’on se rassure: il n’a pas laissé n’importe qui lui succéder.
C’est avec une science consommée de l’art politique qu’il a orienté vers ce poste stratégique la peu charismatiqueHermeline Malherbe. Une femme suffisamment effacée pour qu’il puisse continuer, en sous-main, de diriger l’institution. D’ailleurs, c’est plus simple, il y a carrément conservé un bureau! Bourquin est un cas extrême.
Fort heureusement, les 500 000 élus que compte notre cher et vieux pays n’ont pas tous cette relation quasi pathologique au pouvoir. Mais Bourquin n’est pas non plus un cas isolé. Il ne se classe d’ailleurs « que » 108e de notre palmarès des cumulards, loin derrière les champions toutes catégories que sont Michel Delebarre, Jean Germain ou Jean-Michel Baylet, loin aussi d’autres vedettes, tels Christian Estrosi, Jean-François Copé ou Gérard Collomb.
Un rang modeste qui montre à quel point la propension très française à considérer la multiplication des casquettes comme une discipline olympique est tout sauf anecdotique. Sans que l’on en ait toujours conscience, il s’agit d’une pratique qui pervertit en profondeur notre système démocratique. Voici pourquoi.
Parlementaire est un travail à plein-temps…
S’il était sicilien, Jean-Claude Robert serait considéré comme un repenti. « J’ai été un cumulard : c’est invivable! » se souvient l’actuel maire et conseiller général socialiste de Gevrey-Chambertin (Côte-d’Or), qui fut de surcroît député de 2000 à 2002.
On survole tout. Je me rappelle le débat sur les lois de bioéthique. Nous n’avions pas le tempsde lire tous les rapports. Résultat : ce sont les techniciens et les collaborateursqui ont imposé leurs vues. »
La plupart des parlementaires ne consacrent que deux jours à leur mandat national
Députés et sénateurs n’ont pas seulement pour mission de voter la loi. Ils doivent aussi contrôler l’action du gouvernement et évaluer les politiques publiques. Toutes activités qui supposent de s’intéresser à un sujet, de rencontrer des experts, de préparer des amendements.
Parallèlement, il leur faut également consacrer du temps à leur circonscription. En un mot comme en cent, un parlementaire qui accomplit vraiment sa tâche a un agenda digne d’un PDG et ne peut en même temps diriger une collectivité locale.
Dans les faits, la plupart des parlementaires ne consacrent d’ailleurs que deux jours à leur mandat national. Sachant que beaucoup profitent de leur présence à Paris pour faire avancer « leurs » dossiers… « C’est fou, le nombre de petits mots concernant des sujets locaux que reçoivent les ministres de la part des députés et des sénateurs lors des questions au gouvernement, le mardi et le mercredi », s’amuse Yves Colmou, conseiller de Manuel Valls….
Patron d’un exécutif local, aussi
Maire, patron d’une intercommunalité, président de département ou de région: autant de responsabilités considérables, a fortiori depuis les lois de décentralisation. Evidemment, les barons locaux qui ajoutent à ces fonctions très prenantes un mandat de parlementaire ne parviennent pas à tout faire.
Les élus ont beau sacrifier leurs soirées et leurs week-ends, être dotés d’une capacité de travail plus élevée que la moyenne, se faire greffer des téléphones intelligents et des ordinateurs portables à chaque doigt et à chaque oreille, il y a des limites à tout, et d’abord aux capacités humaines.
Prenez Gaston Franco: premier magistrat de Saint-Martin-Vésubie (Alpes-Maritimes), député européen et conseiller régional UMP de la région Paca, il n’a pas mis une fois les pieds dans l’hémicycle marseillais depuis la séance inaugurale qui a suivi son élection, en 2010! Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer sans trembler : « Personnellement, je suis contre le cumul. » L’essentiel, c’est de le dire…
Les cumulards sont de mauvais parlementaires
Il ne s’agit pas là d’une affirmation gratuite de L’Express. Une étude très complète, réalisée par l’universitaire Laurent Bach sur la période 2007-2012, aboutit à trois conclusions limpides :
1) Les députés cumulards participent moins aux travaux des commissions et aux séances publiques.
2) Plus leur mandat local est important, plus cet écart grandit.
3) Ils « concentrent leur activité au Palais-Bourbon sur les sujets qui touchentsoit à leur circonscription particulière,soit à la gestion des collectivités locales ».
La plupart des cancres de l’Assemblée et du Sénat sont bel et bien des cumulards
La preuve par les très subtils relevés des sites NosDéputés.fr et NosSénateurs.fr : la plupart des cancres de l’Assemblée et du Sénat sont bel et bien des cumulards, qu’il s’agisse des UMP Bernard Brochand (maire deCannes), Hubert Falco (Toulon), Jean-Paul Fournier (Nîmes), Luc Chatel (qui vient de quitter la mairie de Chaumont mais garde la tête de la communauté d’agglomération), de l’UDI André Santini (Issy-les-Moulineaux) ou des socialistes Laurent Cathala (Créteil), Jean-Noël Guérini(président du conseil général des Bouches-du-Rhône) ou Philippe Madrelle (Gironde).
Inversement, les parlementaires les plus investis sont souvent des élus exerçant ce seul mandat, à l’instar des socialistes Jean-Jacques Urvoas, Yannick Vaugrenard ou Jean-Pierre Sueur, des écologistes Michèle Bonneton et Marie-Christine Blandinou des UMP Lionel Tardy et Patrick Hetzel.
Comme toujours, cette tendance générale comporte des exceptions. Il existe au Parlement des maires actifs, comme les UMP Gilles Carrez (Le Perreux) ou Daniel Fasquelle (LeTouquet), les socialistes Christophe Sirugue (Chalon-sur-Saône) ou Jean Germain (Tours).
On trouve aussi des non-cumulards qui ne travaillent pas. Le socialiste Jean-Christophe Cambadélis (Paris) n’est pas intervenu une seule fois en commission depuis un an! Mais ce ne sont là que des arbrisseaux qui masquent (mal) la forêt.
Les partisans du cumul, on s’en doute, préfèrent se référer à une autre étude, réalisée par le professeur Luc Rouban. Pour leur plus grand bonheur, celui-ci affirme en effet, d’une part, qu’ »il n’y a pas de corrélation entre le nombre de mandats et l’investissement dans l’ensemble du travail parlementaire », et, d’autre part, que les députés cumulards ne succombent pas au « localisme » – pratique qui consiste à s’occuper surtout de sa circonscription.
Le problème est que Luc Rouban a commis deux erreurs de méthodologie. Premièrement, il a considéré que toutes les activités d’un député se valaient, qu’il s’agisse d’interventions longues dans l’Hémicycle ou de rédactions de questions écrites.
Or, si les premières supposent une présence réelle et un travail de préparation, les autres ne sont pas significatives: elles sont le plus souvent rédigées à la chaîne par des collaborateurs. Deuxièmement, il a mesuré le « localisme » uniquement par le nombre de propositions de lois consacrées « à l’aménagement du territoire et aux questions locales ». Une vision un peu courte.
Elu dans une circonscription où les pieds noirs sont nombreux, Lionnel Luca (UMP, Alpes-Maritimes) a ainsi déposé un texte visant à « reconnaître le massacre de la population française à Oran le 5 juillet 1962″. Sans espoir sérieux de modifier la loi, mais avec celui, plus raisonnable, de récupérer quelques voix… Un cas typique de localisme non pris encompte par le professeur.
Patrick Balkany a osé l’impensable, une proposition de loi obligeant tout parlementaire à détenir aussi un mandat local
Laurent Bach, lui, a su éviter ces travers en distinguant les activités essentielles au Parlement, mais dont les retombées électorales sont faibles (participation aux commissions, rapporteur d’un projet de loi), de celles qui sont surtout rentables électoralement (les questions écrites, notamment). C’est pourquoi son travail est le plus pertinent, n’en déplaise à l’inénarrable Patrick Balkany.
Le député maire de Levallois-Perret (UMP) – l’un des membres les moins assidus de l’Assemblée nationale – a osé l’impensable: une proposition de loi…obligeant tout parlementaire à détenir aussi un mandat local !
La porte ouverteaux conflits d’intérêts
Les Evangiles le disent depuis deux mille ans : on ne peut servir deux maîtres à la fois. Or il arrive que la nation et les territoires aient des intérêts divergents. Lorsqu’en 2009, Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, a voulu interdire la vente d’alcool aux mineurs, le député UMP Thierry Mariani, pourtant censé soutenir le gouvernement mais élu d’une région viticole (en Vaucluse), s’est interposé en ces termes : »La viticulture est déjà assommée par une multitude de réglementationset de demandes d’autorisation en tout genre [...]. De grâce, n’en rajoutons pas! »
C’est ainsi : oubliant leur mission de représentant de la nation tout entière, l’écrasante majorité des cumulards se comportent souvent comme des super élus locaux. Gérard Collomb, sénateur PS fantôme, ne s’en cache pas : « Je ne viens quasiment jamais au palais du Luxembourg, sauf quand les intérêts de Lyon sont en jeu. » Ce n’est pas une question d’étiquette politique.
Son collègue UMP Jean-Paul Fournier n’est intervenu que deux fois dans l’Hémicycle entre août 2012 et août 2013. Le maire de Nîmes souhaitait obtenir confirmation du calendrier d’implantation de la base des Canadair sur le site de Nîmes-Garons!
Certes, cette dérive est légèrement atténuée par la discipline de groupe, qui s’impose théoriquement aux députés. Mais le mal est profond. Lorsque le député UMP de l’Hérault, Jacques Domergue, chirurgien de son état, a voulu taxer les casinos pour financer la recherche sur le cancer, il s’est heurté à l’opposition résolue de son collègue UMP Marc Francina. Maire d’Evian-les-Bains -avec son casino-, le président de l’Association nationale des maires des stations classées et des communes touristiques a tout fait pour empêcher l’instauration du funeste prélèvement. Et il y est parvenu. Tant mieux pour les casinos, tant pis pour les malades…
La nouvelle loi limitera-t-elle le phénomène? En partie seulement. Les députés, en effet, continueront d’être désignés dans le cadre d’une circonscription. Dès lors, il leur faudra toujours flatter leur électorat s’ils veulent être réélus.
En fait, la seule manière de changer radicalement la donne serait d’associer le non-cumul des mandats à la proportionnelle nationale. Une réforme qui aurait d’autres inconvénients : prime aux apparatchiks dans l’élaborationdes listes, combinazione dans la composition des majorités, etc.
Une classe politique désespérément homogène
M. de La Palice n’aurait pas dit mieux: si le cumul est interdit, le même nombre de mandats sera exercé par plus d’individus. Les partisans du nouveau texte espèrent ainsi modifier le profil type du parlementaire actuel : un homme, quinquagénaire, issu des catégories professionnelles supérieures…
Leur rêve: des assemblées peuplées de femmes, de jeunes, de classes populaires, de citoyens d’origine immigrée. Cela reste toutefois à démontrer : lors des investitures dans les circonscriptions « gagnables », les grands partis préfèrent souvent jouer la sécurité en misant sur des profils classiques…
L’iniquité territoriale
Les cumulards profitent de leur double casquette pour obtenir des avantages en faveur de leur fief. « Etre député me facilite l’accès au gouvernement, reconnaît Jean Leonetti (UMP, Alpes-Maritimes). C’est ainsi, par exemple, que mon agglomération de Sophia-Antipolis a obtenu la création d’un internat d’excellence à Valbonne. »
La pratique est électoralement efficace: est-elle juste? « Cette forme de clientélisme entraîne des distorsions dans les arbitrages, s’offusque la sénatrice verte Marie-Christine Blandin. Les équipements publics doivent-ils aller aux territoires dont les élus sont les plus influents ou à ceux qui en ont le plus besoin? »
Une exception française
A l’Assemblée nationale, en juillet 2013, 81% des députés détenaient au moins un autre mandat (3). Les situations les plus fréquentes : député maire (48 % des cumulards), député et conseiller municipal (20%).
Au palais du Luxembourg, à la même date, le taux de cumul atteignait 76%. Les situations les plus fréquentes: sénateur maire (46 % des cumulards), sénateur et conseiller général (16%),sénateur et président de conseil général(13%). Il s’agit là d’une singularité française.
En 1958, de Gaulle a refusé de proscrire cette pratique, afin que les parlementaires laissent le gouvernement tranquille
Si les pays qui, comme l’Irlande, interdisent formellement le cumul sont rares, la pratique reste l’exception dans la plupart des autres démocraties occidentales. Elle ne dépasse nulle part 35% et se situe généralement au-dessous de la barre des 20%. Loin, très loin de nos 80%.
Facteur aggravant, la pratique est en progression: sous les IIIe et IVe Républiques, on ne recensait au Parlement qu’un gros tiers de cumulards.
Au moment de rédiger la Constitution de 1958, Michel Debré aurait même carrément proposé au général de Gaulle de proscrire cette habitude. Celui-ci aurait refusé, bien heureux que les parlementaires, occupés sur le terrain, laissent le gouvernement tranquille…
Mission réussie: à l’heure actuelle, plus de la moitié des parlementaires dirigent en même temps un exécutif local. Joli paradoxe: depuis la décentralisation,jamais les élus locaux n’ont disposé de tant de pouvoirs. Et jamais ils n’ont été aussi nombreux à exercer dans le même temps un mandat national…
(3) Source : Etude d’impact du projetde loi organique. 2 avril 2013, page 7
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