Les mystères de la caisse noire de l’UIMM devant le tribunal
Entre 2000 et 2007, plus de 17 millions d’euros sont sortis en liquide, sans aucune trace comptable, des caisses de la puissante fédération de la métallurgie.
Denis Gautier-Sauvagnac, son ancien président, ainsi que d’autres responsables, comparaissent à partir de lundi pour « abus de confiance » et « travail dissimulé ».
Dominique de Calan, le délégué général adjoint de l’UIMM (ici à gauche en compagnie de Denis Gautier-Sauvagnac), se voyait verser annuellement 27.000 euros de complément de salaire et 10.000 euros de frais de représentation.
Les secrets de famille sont toujours lourds à porter. Et cela fait si longtemps que les dix personnes qui vont s’asseoir lundi après-midi sur les chaises inconfortables de la 11e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris se taisent.
Denis Gautier-Sauvagnac, l’ancien président de l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), est renvoyé avec d’autres responsables de l’époque pour « abus de confiance » et « travail dissimulé ». L’UIMM est également poursuivie en tant que personne morale.
Les cinq ans d’enquête sur les mystères de la caisse noire de la riche et très puissante fédération patronale ne seront pas venus à bout de l’omerta : à qui donc étaient destinés les 17 millions d’euros sortis en liquide de ses comptes entre 2000 et 2007 ? Dans quel but ? L’audience, qui est prévue jusqu’au 22 octobre, permettra-t-elle aux langues de se délier ? C’est tout l’enjeu.
L’affaire avait éclaté en 2007, ouvrant une guerre sanglante au sein du patronat entre Laurence Parisot et l’UIMM. L’ancienne présidente du Medef tentant en vain de mettre au pas la trop influente fédération de la métallurgie. Le scandale est énorme.
Le 18 septembre 2007, Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy, a signalé au parquet de Paris des mouvements anormaux en liquide sur un des comptes de l’UIMM. Le juge d’instruction Roger Le Loire est désigné pour enquêter sur ces étranges sorties de fonds. Pugnace, cet ancien juge antiterroriste, qui a commencé sa carrière comme inspecteur de police à la brigade des stupéfiants, multiplie les perquisitions et les auditions.
« C’était étrange, on n’avait pas affaire à un dossier de blanchiment classique, mais plutôt à une opération de “noircissement” : on savait d’où provenaient les fonds, mais on ne savait pas où ils allaient », raconte une personne proche de l’enquête.
Un fonds de solidarité créé en 1972
Les flots d’argent liquide déversés par l’UIMM proviennent en l’occurrence d’un fonds de solidarité créé en 1972 par la fédération et baptisé Entraide professionnelle des industries et métaux (Epim). Devant le juge Roger Le Loire, Denis Gautier-Sauvagnac explique qu’« il s’agissait dans le cadre de la loi de 1884 sur les syndicats, de constituer ou de reconstituer ce qu’on appelle, dans cette loi, une caisse de secours mutuel ».
Au cours des années, la tirelire du patronat se remplit. Entre 1972 et 2006, le montant total des cotisations s’élevait à plus de 300 millions d’euros pour 143 millions d’aides versées. Et les juges font leurs calculs : « D’après la balance des comptes de l’Epim au 31 décembre 2006, le solde des fonds s’élevait à 301.517.740 euros, somme qui, placée sur divers produits financiers, atteignait selon Denis Gautier-Sauvagnac une valeur de marché d’environ 600 millions d’euros », écrivent-ils dans l’ordonnance de renvoi. Bref, l’UIMM est riche, très riche et beaucoup de personnes vont en profiter.
Entre 2000 et 2007, plus de 17 millions d’euros vont sortir en liquide, sans aucune trace comptable. Les juges saisiront 2,3 millions dans les coffres de l’UIMM. A qui ont donc profité les 14,6 millions restants ? Rapportée au nombre d’années, la somme fait réfléchir :
quelque 2 millions d’euros par an, plus de 5.000 euros distribués par jour en petites coupures ! A chaque fois, le modus operandi était le même : « Une fois par semaine je me rendais dans le bureau de m. Denis Gautier-Sauvagnac [...], c’était tous les vendredis [...].
Si M. Gautier-Sauvagnac avait besoin d’argent, il me disait : “Il faudra tant d’argent.” J’avais pris le rythme de sortir à chaque fois 200.000 euros », a expliqué la comptable de l’UIMM Claire Renaud, renvoyée elle aussi devant les juges pour « complicité » des délits reprochés à son ex-patron.
Sur procès-verbal, Denis Gautier-Sauvagnac tentera de donner des explications sur les sommes distribuées : « Je pense que l’on peut faire trois paquets : le premier correspond à des compléments de rémunération [...]. Il y en avait une vingtaine quand je suis arrivé en 1994. Je les ai supprimés progressivement, il en restait une dizaine en 2006 et au 31 décembre de cette année-là, ils ont été complètement supprimés. Ce premier paquet représente peut-être de 150.000 à 180.000 euros par an [...].
Un deuxième paquet correspond à des dépenses de caisse [...] ; sur la période ça peut représenter entre 1,7 million et 2 millions d’euros. Sur la dernière partie, dans la tradition de l’UIMM et comme on le faisait depuis des décennies, nous avons apporté un concours financier à des organismes qui participent à notre vie sociale… Je peux difficilement vous dire les noms des personnes, ce qui entraînerait évidemment tout de suite la connaissance des organismes, et ce pour plusieurs raisons.
La première c’est que ces versements [...] étaient toujours faits de personne à personne, entre quatre yeux, donc la personne qui reçoit pourra toujours nier… Il y a une autre raison : [...] je ne crois pas, très sincèrement, qu’il soit de l’intérêt général de procéder à un grand déballage qui ne serait pas utile à notre pays. »
Trois semaines d’audience
Les « paquets » seront distribués sans qu’aucune comptabilité ne soit tenue. La loi Waldeck-Rousseau sur la liberté des associations professionnelles de 1884 dispensant celles-ci de toute obligation en matière de tenue et de publication de comptes. Les rares pièces comptables étaient d’ailleurs détruites tous les ans à l’issue de l’assemblée générale, selon Bernard Adam, le directeur administratif de l’UIMM entre 1985 et 2005, lui aussi poursuivi.
L’argument de l’honorabilité des destinataires n’a donc pas porté auprès des juges, qui n’ont pas été plus sensibles à la geste du comité des forges, l’ancêtre de l’UIMM, appelé en renfort avec Waldeck-Rousseau par les dirigeants pour expliquer cette grande tradition de « fluidification » opaque des relations sociales. Le tribunal devra donc débattre de deux délits principaux : l’abus de confiance et le travail dissimulé.
Une partie importante du liquide était versée aux cadres de l’UIMM comme complément de salaire, ou frais de représentation. C’était « l’usage », « c’étaient des primes de cabinet assimilables à des indemnités non fiscalisées », ont-ils expliqué au juge.
Ainsi, par exemple, Dominique de Calan, le délégué général adjoint, se voyait verser annuellement 27.000 euros de complément de salaire (selon une déclaration annuelle de données sociales établie en décembre 2007 pour régulariser certaines sommes) et 10.000 euros de frais de représentation.
Et les juges de faussement s’étonner que, « compte tenu du rôle de l’UIMM dans le cadre des négociations dans le domaine du droit du travail et du droit social [...], cet organisme rémunère ses cadres avec des indemnités payées en espèces, sans être déclarées, constituant ainsi le délit de travail dissimulé ». Ce que conteste l’avocat de l’UIMM, Jean Reinhart : « ce n’est pas logique, la non-déclaration des primes de cabinet ne constitue pas un délit de travail dissimulé. »
Pas d’enrichissement personnel
C’est plus simple : comme les trois singes chinois, certains prévenus n’ont rien vu, rien entendu et ne disent rien. Pas sûr qu’au final la stratégie soit payante. Le juge d’instruction s’agace que certains prétendent ne même pas connaître l’existence de l’Epim.
Or, dit-il, c’était un « secret de Polichinelle ». Et de citer dans l’ordonnance de renvoi un extrait des écoutes de Denis Gautier-Sauvagnac s’adressant au téléphone à son fils : « Il n’y a pas un type de l’UIMM, du bureau, du conseil, le président, etc., qui m’ait demandé à qui j’avais donné les sous, pas un… » ; son fils :
« Parce que la plupart le savent très bien » ; « Mais bien sûr, mais bien sûr », répond l’ex-président. Denis Gautier-Sauvagnac n’a pourtant jamais dévié de sa ligne de discrétion. Et il n’y a eu – l’enquête l’a prouvé– aucun enrichissement personnel de la part de l’ex-président de l’UIMM.
Cependant, les sommes sont tellement importantes que le juge insiste. D’autant que plusieurs témoins ont assuré aux enquêteurs que l’argent était destiné à « aider les syndicats qui disposaient de peu de moyens ».
Ainsi, l’ancien dirigeant de l’UIMM Pierre Guillen a-t-il expliqué pendant l’instruction que les retraits en liquide « ont toujours existé » : « Je les ai appelés “dépenses de rayonnement”, c’est ce que j’ai dit à mon successeur, Denis Gautier-Sauvagnac lorsque je lui ai passé les clefs de la maison. »
Le même avait confié à Jacques Gagliardi, ancien directeur des études de l’UIMM qui l’a rapporté au juge : « L’Union suivait les traces de [ses] prédécesseurs et notamment du Comité des forges, c’est-à-dire aider les syndicats de la métallurgie à exister. Ces aides prenaient la forme de remises d’espèces, je suppose. »
Le même Gagliardi, décidément l’un des plus prolixes, a même laissé entendre au juge que le CNPF (l’ancêtre du Medef) lui-même avait profité de la manne de l’UIMM. Plus précis, Dominique de Calan affirme avoir remis des espèces de la part de Denis Gautier-Sauvagnac aux syndicats étudiants Uni, Unef, Unef-ID, Fage, PDE, etc. Les perquisitions menées dans les locaux de ces syndicats ne donneront bien évidemment rien…
Question prioritaire de constitutionnalité
Dès lors, les juges manquent cruellement de preuves et ont trouvé un biais juridique pour renvoyer les ex-cadres devant le tribunal correctionnel : étendre au délit d’abus de confiance (réservé aux associations) la jurisprudence liée à l’abus de biens sociaux (délit destiné aux entreprises).
Prouvez-nous, disent-ils en substance à Denis Gautier-Sauvagnac et à ses coprévenus, que les sommes ont bien été employées dans l’intérêt de l’association. C’est une première. Et les avocats de la défense vont l’attaquer bille en tête en déposant lundi, dès l’ouverture des débats, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur la compatibilité de cette extension judiciaire avec la liberté syndicale. « Il y a une présomption de culpabilité », s’insurge Jean-Yves le Borgne l’avocat de Denis Gautier-Sauvagnac.
En 2008, la loi a changé, les syndicats ont maintenant des obligations, « mais ce n’était pas le cas à l’époque des faits, il ne peut y avoir de rétroactivité en substance de la loi nouvelle ». Le juge peut-il s’octroyer un droit de regard sur l’utilisation des fonds indépendamment des principes de liberté et d’indépendance posés par la loi de 1884 ?
C’est en tout cas ce que pense le parquet, qui soutiendra l’accusation à l’audience : « La dispense d’une obligation formelle, en l’espèce la tenue d’une comptabilité, ne saurait en effet constituer le fondement d’une autorisation de s’affranchir de règles de fond, en l’espèce le respect des statuts et des dispositions légales applicables. » Reste maintenant trois semaines d’audience pour percer les mystères de la caisse noire.
Valérie de Senneville
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