La longue traque judiciaire de Nicolas Sarkozy
Nicolas Sarkozy et son avocat Me Thierry Herzog sont soupçonnés d’avoir voulu corrompre un haut magistrat. Le juge Serge Tournaire, déjà en charge des affaires Tapie et Buisson, a placé l’ancien président sur écoute depuis des mois. Nos révélations.
Une traque de truand. Les juges lancés aux trousses de l’ancien président ont-ils usé de méthodes disproportionnées, celles destinées « aux Gitans et au grand banditisme », à coups d’écoutes qui seraient illégales ? Ou, au contraire, les juges ne font-ils que leur travail en toute indépendance, Nicolas Sarkozy étant la cible d’investigations à la hauteur des soupçons le concernant ? « Tout cela vient du fait qu’avec Sarkozy, on présume toujours le pire… et qu’il s’avère plausible », analyse l’ancien magistrat Philippe Bilger. Le JDD reconstitue le film d’une grande chasse judiciaire. La proie? Un ancien président de la République. Un récit de polar…
Le document de l’entre-deux-tours
L’affaire libyenne démarre le dimanche, entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2012. Alors que Nicolas Sarkozy est à couteaux tirés avec François Hollande, le site Mediapart publie le fac-similé d’un document émanant de Libye, selon lequel Tripoli aurait débloqué 50 millions d’euros pour la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Dans le camp Sarkozy, c’est la consternation. « Comment imaginer qu’une campagne plafonnée à 20 millions d’euros ait pu être financée par Kadhafi à hauteur de 50! », raille alors Me Thierry Herzog, l’avocat du président, chargé de déposer plainte pour « faux et usage de faux ».
Le document libyen contesté atterrit sur le bureau du procureur de Paris. Mais la présidentielle passée, ce n’est pas une mais deux enquêtes judiciaires qui seront lancées. La première pour savoir s’il s’agit ou non d’un faux, la seconde pour déterminer si les soupçons de financements libyens sont ou non avérés. Le 19 avril 2013, cette dernière enquête est confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman, dans la foulée de perquisitions conduites chez Claude Guéant et l’homme d’affaires Ziad Takieddine.
Quatre mises sur écoute
Pour tenter de prouver un financement libyen, les deux juges disposent de soupçons, émanant notamment de témoignages d’anciens proches de Kadhafi. Mais aucune preuve à l’horizon, ni le début d’un canal financier susceptible d’avoir vu transiter les fonds. Pis, dans l’enquête Bettencourt conduite à Bordeaux par le juge Gentil, aucune trace de financement suspect n’a été découverte concernant la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Le juge Gentil, qui a effectué des vérifications approfondies chez tous les fournisseurs de l’UMP, visant à rechercher des espèces douteuses en provenance des Bettencourt, n’a pas trouvé un centime illégal.
Les juges en charge de l’affaire libyenne renoncent donc à demander les mêmes vérifications à la police. En revanche, ils décident d’ordonner des écoutes téléphoniques, comme l’a révélé Le Monde de vendredi. Selon nos sources, quatre portables sont placés sur écoute : celui de Nicolas Sarkozy se terminant par « 75″, les portables de Brice Hortefeux et de Claude Guéant, anciens ministres de l’Intérieur, mais aussi celui du préfet Michel Gaudin, qui travaille rue de Miromesnil, aux cotés de l’ancien président.
« Sur le papier rien ne s’oppose à ces écoutes », analyse Christophe Régnard, le président de l’USM, l’association de magistrats modérée. Comme le veut la loi, puisque Nicolas Sarkozy et Claude Guéant sont inscrits au barreau des avocats parisiens, la bâtonnière de Paris d’alors, Christiane Feral-Schuhl, est informée. Puis, tous les quatre mois, la décision de mise sur écoute sera renouvelée.
Concrètement, la police est donc en charge d’écouter les conversations des portables en question. Manifestement, un travail à plein temps pour au moins une personne ! Comme le veut la loi, toutes les conversations sont enregistrées et les bandes placées sous scellés. « Mais la police ne doit retranscrire que les passages concernant l’affaire libyenne », précise Christophe Régnard.
« En revanche, si les écoutes permettent de découvrir de nouvelles infractions, le parquet doit être immédiatement avisé », ajoute le magistrat. Potentiellement, c’est donc des dizaines d’heures d’enregistrement qui sont stockées dans les ordinateurs de la police. Le ministère de l’Intérieur est-il avisé ? « Sur le papier, on peut imaginer un ministre de l’Intérieur lisant tous les soirs les écoutes Sarkozy », raille un proche de l’ancien président. « Effectivement, on ne peut jamais garantir une étanchéité totale au sein de l’appareil policier », admet Christophe Régnard.
Dans l’entourage de Manuel Valls, on dément… mollement : « Ces écoutes émanent d’un juge indépendant. » N’empêche, la longueur des écoutes dont Nicolas Sarkozy a été la cible donnera certainement lieu à polémique. « Les écoutes ne sont pas des filets dérivants au long cours pour débusquer des infractions, c’est contraire à toutes les lois européennes », tonne un avocat parisien. « Ce n’est peut-être pas éthiquement irréprochable, mais c’est juridiquement compréhensible », selon Philippe Bilger.
L’alerte Hortefeux
En novembre dernier, l’écoute du téléphone portable de Brice Hortefeux fait tiquer la direction centrale de la PJ. À trois reprises, Christian Flaesch, le directeur de la PJ de Paris, avise son ancien ministre de tutelle qu’il va être interrogé dans le cadre de l’enquête sur le document libyen et la plainte de Nicolas Sarkozy. Le patron de la PJ sort-il de son rôle en effectuant cette démarche?
Est-il ensuite victime de règlements de comptes internes à la police? Le ministère de l’Intérieur se sert-il de cette écoute pour torpiller Flaesch? Toujours est-il que Christian Flaesch, contre lequel aucune faute ne sera retenue, est écarté de son poste sur décision de Manuel Valls. Mais avec l’épisode, la mise sur écoute par le juge Tournaire du portable de Brice Hortefeux apparaît au grand jour. Dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, « les soupçons deviennent certitudes ».
Les deux « TOC »
Thierry Herzog est persuadé depuis des mois : le portable de son client est sur écoute. Avocat de Sarkozy depuis l’affaire Clearstream, Herzog voue à l’ancien président, dont il est ami depuis trente ans, une admiration et une fidélité sans bornes. « Thierry sauterait de la fenêtre du 4e étage de son cabinet si Sarkozy le lui demandait », confie avec raison un de ses amis avocats. Me Herzog décide d’ouvrir deux lignes téléphoniques prépayées. L’avocat se rend chez un opérateur à Nice et sous un nom d’emprunt ouvre deux lignes SFR et ressort de la boutique avec deux nouvelles puces de téléphone.
Dans le jargon du milieu et de la police, il s’agit de créer deux « TOC », deux téléphones utilisables en mode « talkie-walkie », destinés à n’appeler aucun autre numéro. « Les voyous utilisent des TOC justement pour déjouer les écoutes. Si vous n’appelez personne d’autre et que les téléphones sont à des noms inconnus, on ne peut pas les remonter », explique un enquêteur. Thierry Herzog confie un appareil à Nicolas Sarkozy et garde l’autre. L’avocat et son client pensent ainsi pouvoir communiquer de façon sûre.
La borne du Cap-Nègre
Nicolas Sarkozy et son avocat connaissent les mêmes difficultés que ceux qui utilisent deux téléphones, dont un qu’ils savent écouté. « Quand vous utilisez un TOC, il faut être habile, analyse un policier. D’abord, vous ne pouvez pas stopper complètement toute conversation sur le téléphone officiel, sinon vous éveillez l’attention de ceux qui écoutent, ensuite, vous êtes tenté d’utiliser le téléphone écouté pour berner ceux qui écoutent, mais là encore, mieux vaut le faire habilement. »
À plusieurs reprises, selon nos sources, l’ancien président et son défenseur, sur leur téléphone habituel, disent qu’ils se « rappellent dans dix minutes ». Mais aucun rappel ne suit. Les policiers tiquent et avertissent les juges qu’il est donc probable que les deux hommes se rappellent effectivement mais sur une autre ligne téléphonique…
La semaine du 17 février, Me Herzog est en vacances aux États-Unis en Floride. Nicolas Sarkozy est au Cap-Nègre, dans la maison de son épouse, Carla Burni. Les deux TOC, en bibande, incompatible avec le format américain, restent silencieux.
Puis au retour de l’avocat, le 22, les deux hommes se parlent une première fois sur les portables habituels. La conversation est interrompue, les deux amis convenant de « se rappeler dans dix minutes ». Cette fois-ci, le portable de Sarkozy n’est pas accroché à une borne parisienne hyperoccupée mais à celle du Cap-Nègre… Il suffit de vérifier quel téléphone a pris le relais sur cette borne juste après le premier échange. « C’est effectivement comme cela que vous pouvez découvrir un TOC… et si vous en avez un, vous avez son jumeau », analyse un policier. Bingo. Les policiers du juge Tournaire tiennent les deux TOC. « Depuis assez récemment, peut-être même dès fin janvier », confirme une source judiciaire.
Les écoutes de « Gibe »
Durant le week-end du 22 février, sur les écoutes des deux TOC, Nicolas Sarkozy et son avocat, persuadés que les téléphones sont sûrs, parlent comme s’ils étaient face à face. Apparaît alors « Gibe », comme Thierry Herzog appelle le juge Gilbert Azibert. L’avocat et le magistrat sont amis de longue date.
Ancien procureur en poste à Bordeaux, véritable ministre bis de la justice quand Rachida Dati était Place Vendôme, Gilbert Azibert est actuellement en poste à la chambre civile de la Cour de Cassation. En écoutant Herzog, les enquêteurs semblent persuadés qu’Azibert le « renseigne » sur l’avancement des travaux de la Cour de cassation concernant l’ultime volet du dossier Bettencourt. Dans ce volet, où Nicolas Sarkozy a été mis hors de cause, sa défense réclame à la Cour de cassation la restitution des agendas présidentiels saisis par le juge bordelais.
L’enjeu est de taille : par ricochet, il s’agit de sortir les agendas de Nicolas Sarkozy à l’Élysée du dossier Tapie… Azibert a-t-il tenté d’influencer ses collègues? A-t-il informé Me Herzog des coulisses de la Cour de cassation? Toujours est-il que Thierry Herzog fait part au président du souhait du magistrat d’être muté à un poste de liaison à Monaco. Un renvoi d’ascenseur intéressé? À la lecture des écoutes concernant « Gibe », les juges Tournaire et Grouman décident de les transmettre au nouveau procureur financier. Pour les deux magistrats, il peut s’agir d’un éventuel « trafic d’influence » et d’une violation du secret de l’instruction, si Gilbert Azibert, en « échange de la promesse d’un poste à Monaco, a livré des informations confidentielles ».
L’aller-retour sur le Rocher
Le mardi 25 mars, dans la foulée de cette conversation sur « Gibe » qui intrigue tant les juges, Thierry Herzog, après un déjeuner à Paris, file directement à Orly et saute dans un avion. L’avocat se rend à Monaco. Les enquêteurs le soupçonnent d’avoir rencontré Nicolas Sarkozy, qui passe sa seconde semaine de vacances à l’Hôtel de Paris.
Le lendemain matin, Me Herzog reprend l’avion pour Paris et se rend l’après-midi même au Conseil supérieur de la magistrature. Pourquoi cet aller-retour? Que peut justifier une rencontre alors que les deux hommes ont les deux TOC pour communiquer, pensent-ils, en toute discrétion? Le lendemain, 26 février, le nouveau procureur financier décide d’ouvrir une information judiciaire pour « trafic d’influence et violation du secret de l’instruction » et confie la suite de l’enquête à deux juges, Claire Thépaut et Patricia Simon.
Les magistrats prennent le relais de Tournaire et Grouman. Ils sont persuadés que Nicolas Sarkozy, en vacances à Monaco, va s’occuper de la mutation de Gilbert Azibert sur le Rocher. L’ancien chef de l’État, selon nos sources, a bel et bien un rendez-vous avec une personnalité monégasque susceptible de recueillir sa requête. Sur les écoutes, avec son avocat, Nicolas Sarkozy évoquerait bel et bien cette rencontre officielle. Mais sans toutefois dire qu’il a évoqué le cas Azibert.
Le rendez-vous de 17h30
Lundi 3 mars, cette fois-ci lui aussi sur écoute, Thierry Herzog est à son cabinet parisien, en face du Palais de justice, quand Gilbert Azibert l’appelle sur son téléphone portable « normal ». « Passe me voir demain à 17h30″, lui demande Me Herzog. Ce rendez-vous n’aura jamais lieu. Pour les enquêteurs, cette rencontre signe un branle-bas de combat. Les deux hommes doivent-ils le lendemain échanger quelque chose? Des documents? Des fonds? Toutes les hypothèses sont échafaudées.
Le soir même, les juges décident d’organiser des perquisitions pour le lendemain matin. Un autre juge d’instruction parisien, Guillaume Daïeff (par ailleurs cosaisi de l’affaire Tapie avec Serge Tournaire) prend l’avion lundi soir pour Nice. Le bâtonnier de Paris est prévenu dans la soirée pour un rendez-vous le mardi matin à 6 heures devant le Palais de justice. Puis une première équipe de dix policiers sonne au domicile parisien de Me Herzog, près de la garde du Nord. Au même moment, une deuxième équipe de 12 personnes, conduite par le juge Daïeff, frappe au domicile niçois de son épouse. Et une troisième équipe se chargera du domicile de Gilbert Azibert et de son bureau à la Cour de cassation.
Les perquisitions dureront dix heures. « Chez Thierry, ils ont retourné l’appartement, fouillé jusqu’aux ordinateurs, ils ont même démonté le tambour de la machine à laver »… indique un de ses amis avocat, persuadé « qu’ils cherchaient même de l’argent ! » Chou blanc sur toute la ligne. Les juges saisissent uniquement des mails pofessionnels, adressés par l’avocat à la cassation et le billet d’avion Paris-Nice du 25. Les juges décident néanmoins de saisir les deux téléphones portables de Me Herzog, ce qui fait bondir le bâtonnier de Paris Me Pierre-Olivier Sur (lire ci contre). « Ils n’ont rien trouvé. Imaginez qu’ils aient découvert quelque chose alimentant leurs soupçons, mais Thierry aurait été mis en garde-à-vue sur le champ », analyse un proche de l’avocat.
Autre élément à décharge, vendredi, la principauté de Monaco a annoncé que le poste de magistrat dont rêvait Gilbert Azibert avait déjà été pourvu voilà plusieurs semaines sans aucune intervention… Me Herzog, pour l’heure, ne réagit pas. Mardi, la Cour de cassation doit rendre sa décision dans l’affaire des agendas. « On verra bien l’influence d’Azibert », souffle un proche de l’avocat. Dans Le Monde et sur BFM, vendredi, ce dernier a dénoncé un « complot politique », et promis qu’il démontera le moment venu qu’il a été victime « d’un montage ». Un nouveau match judiciaire commence.
http://www.lejdd.fr/Societe/Justice/La-longue-traque-judiciaire-de-Nicolas-Sarkozy-656235